Vivre à Bonneuil (1974)
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Sommaire
Générique principal
Gén. début : Réalisateur : Guy Seligmann - Producteur : Paul Ceuzin - Participant : Robert Lefort (psychiatre) - Directeur de la photographie : Bernard Dumont - Montage : Jean Gibory - Musique : Lucien Rosengart.
Gén. fin : nous remercions Hélène Marchadier d'avoir permis d'utiliser un extrait de son film / Assistant réalisateur : Nino Monti / Images : Richard Dzuilko.
Contenus
Sujet
La vocation et le quotidien de l'établissement psychiatrique de Bonneuil, conceptualisé et dirigé par la psychiatre Maud Mannoni. Après Vivre à Bonneuil, Guy Seligmann réalise en 1977 un second film sur cette expérience d'accompagnement éducatif des enfants psychotiques : Secrète enfance.
Genre dominant
Résumé
Émission consacrée à l'école de Bonneuil-sur-Marne dirigée par Maud Mannoni. Description de l'organisation de la vie dans l'école : participation des enfants aux courses, a la cuisine, séjours chez les paysans ou les artisans. Les enfants en souffrance psychiatrique et les enfants normaux vivent ensemble. Interview de Maud Mannoni et de parents d'enfants handicapés mentaux. (Source Ina)
Contexte
Maud Mannoni
Née en 1923, morte en 1998, la psychanalyste Maud Mannoni a travaillé dès 1948 avec Françoise Dolto à l'hôpital Trousseau. Elle s'est spécialisée dans un travail en direction des enfants et des adolescents. Influencée par Winnicott et Melanie Klein, dans le sillage de l'expérience menée à Kingsley Hall par les britanniques Cooper et Laing, elle a introduit l'antipsychiatrie en France.
Le CERPP et l'Ecole expérimentale de Bonneuil
Le Cerpp (Centre d'étude et de recherches pédagogiques et psychanalytiques) a été fondé en 1969 par Maud Mannoni, le Dr Robert Lefort et deux éducateurs, Rose Marie et Yves Guérin. Il avait pour but de créer, pour les enfants en rupture avec le milieu scolaire, une École différente. En premier lieu, la visée thérapeutique du Cerpp était de redonner aux enfants le désir d’apprendre et de s’intégrer socialement. Comme Fernand Deligny le fit dans les Cévennes, Maud Mannoni a mis en pratique ses théories et ses réflexions critiques en fondant à Bonneuil, avec le Docteur Robert Lefort et un couple d'éducateurs, Rose-Marie et Yves Guérin, un lieu d'accueil et de vie pour les enfants et les adolescents autistes, psychotiques ou souffrant de graves névroses. Lors de sa création, l’École de Bonneuil reposait exclusivement sur le bénévolat de l’équipe ainsi que sur le soutien financier des parents. Toutefois, en 1975, elle est devenue un Hôpital de Jour avec Foyer Thérapeutique de Nuit et un Service d’Accueil Familial Thérapeutique en province. Actuellement, l’équipe psychopédagogique est constituée de psychologues, d’éducateurs, de professeurs des écoles, de psychiatres et de nombreux stagiaires venant du monde entier. Grâce à cette multidisciplinarité, l’école peut proposer des types de prises en charge variées aux enfants et à leurs familles.
La loi de 1975 sur la prise en charge sociale des personnes handicapées
En 1975, l’aide aux personnes handicapées et leur prise en charge étaient encore une affaire privée. Beaucoup avait déjà été fait, mais essentiellement par les associations de parents ou de professionnels, et donc de manière très dispersée, bien qu’avec des aides de l’Etat. Les financements restaient problématiques, les orientations dépendaient des dispositions de chaque établissement. Il devenait nécessaire, pour assurer la prise en charge sociale des personnes handicapées, de revoir l’organisation du secteur médico-éducatif, son financement, ses modalités d’action et de repenser la place des personnes handicapées dans la société. C’était l’objet fondamental de la loi du 30 juin 1975 défendue devant l’Assemblée Nationale par Simone Veil, ministre de la Santé, avait été préparée par René Lenoir, secrétaire d’Etat à l’action sociale (et auteur de Les exclus). L’enfant handicapé ayant droit à l’éducation et il a droit aux soins, la loi rapprochait les ministères de l’Education nationale et de la Santé, en créant une instance centrale, la CDES (Commission Départementale de l’Education Spéciale), où siégeraient simultanément les représentants de l’un et l’autre ministère et dont la présidence serait assurée alternativement par l’Inspecteur d’Académie et par le Directeur de la DDASS (Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales). Le Secrétaire d’Etat René Lenoir : « Ce qui compte – sur ce point nous sommes tous d’accord – c’est qu’il y ait éducation suivant le cas de l’enfant. Il va de soi que lorsqu’il s’agira d’une éducation de type scolaire elle pourra être donnée dans un établissement scolaire. Mais (pour des enfants perturbés) le traitement vient d’abord, l’enseignement ensuite. Il n’y a pas pour autant dispense d’éducation. Simplement, l’éducation n’est pas « scolaire » pour un temps plus ou moins long. » (Marc Barthélémy, « Histoire de l’Enseignement spécial en France, 1760-1990 », Ed. DIALOGUES, 1996, pages 227-245.) (cf. https://ecole-et-handicap.fr/la-loi-dorientation-du-30-juin-1975/)
Éléments structurants du film
- Images de reportage : Oui.
- Images en plateau : Non.
- Images d'archives : Non.
- Séquences d'animation : Non.
- Cartons : Oui.
- Animateur : Non.
- Voix off : Oui.
- Interview : Oui.
- Musique et bruitages : Non.
- Images communes avec d'autres films : Non.
Comment le film dirige-t-il le regard du spectateur ?
L'orientation immersive de la réalisation permet de rapprocher le public de la réalité quotidienne de l'établissement. Par la sélection des séquences, elle combine les aperçus sur les activités d'éveil et d'orientation professionnelle qui y sont mis en place avec les aperçus sur son organisation. Les entretiens avec Maud Mannoni lui donnent l'occasion de rappeler la vocation et l'esprit de Bonneuil. Les interventions du commentaire sont résolument partisans, leurs contenus constituent le relais des interventions de Maud Mannoni ; ils témoignent d'une adhésion à sa mise en accusation de "la société" comme milieu aliénant. Par exemple, en rappelant que l'établissement ne bénéficie d'aucune subvention, il affirme : "depuis cinq ans, la société fait la sourde oreille." L'expression "sourde oreille" appliquée ici à la "société" amène à retourner contre elle le stigmate dont souffrent les patients autistes.
Par ailleurs, lors de son entretien dans le film, Maud Mannoni interroge le bien-fondé de la démarche de celui-ci : quel sera son contenu, comment va-t-il être interprété ? En introduisant au sein de son film la critique de celui-ci, Guy Seligmann poursuit une démarche intellectuelle qui emprunte à l'anthropologie filmée (Jean Rouch) et au cinéma militant (Jean-Daniel Pollet).
Comment la santé et la médecine sont-elles présentées ?
Le personnel de Bonneuil n'est pas désigné par le port d'un vêtement professionnel ; la réalisation du film montre qu'il se mêle aux patientes et patients en participant aux activités thérapeutiques et domestiques. Pour Maud Mannoni, les soignants qui viennent travailler à Bonneuil sont "troublés du système" au même titre que les enfants que l'établissement prend en charge. Elle explique que leur choix est déterminé par leur refus de pratiquer dans un lieu de soins normal comme un hôpital. Patients et soignants sont unis par une même situation d'inadaptation sociale.
Diffusion et réception
Où le film est-il projeté ?
Diffusé le 14/05/1975 sur la 1ère chaîne de la télévision Française
Communications et événements associés au film
En 1981 (8 octobre), un débat est organisé dans le cadre de Encontro Internacional de Educação Especial, à l’Hotel Nacional de Rio de Janeiro sur la présentation de Michel Polo et Alain Vannier des films Vivre à Bonneuil et Secrète enfance (cf. https://elianegomes.arq.br/chemin)
Public
tout public
Audience
Descriptif libre
Ensemble par la musique
Gros plan sur une plaque accrochée à un portail : "Centre d'études et de recherches pédagogiques et psychanalytiques - Ecole expérimentale de Bonneuil s/ Marne - tél 899-64-61". Un battant du portail s'ouvre, une tête d'homme apparaît, de dos, dans le bord cadre droit. Indistinctement s'entend une musique jouée avec des percussions et des clochettes et flûtes. Travelling avant sur un cabanon en ciment, installé dans une aire clôturée dont le sol est couvert d'herbes sauvages et jonché de planches ou de pièces métalliques. Le bâtiment se voit derrière un arbre, une chaise de réunion est posée devant. Commentaire énoncé par une voix d'homme : "Ce petit jardin, c'est celui de l'école de Bonneuil aux portes de Paris. Maud Mannoni, Robert Lefort, Yves et Rose-Marie Guérin, et un groupe d'étudiants ont fondé l'école en 1969. Vingt enfants vivent ici..." Cut, plan poitrine avec la tête hors champ sur un adolescent qui bat frénétiquement une cymbale avec un maillet. Un recadrage permet de découvrir son visage où se dessine une expression de jubilation. derrière lui, des panneaux d'aggloméré couverts ici et là de barbouillages à la gouache - on identifie notamment le dessin d'un coeur et un autre de visage. Les plans qui succèdent montrent un piano installé derrière un canapé, aux touches arrachées. D'autres enfants évoluent dans la pièce, d'âges mélangés. Des adultes les accompagnent. Enfants ou adultes jouent d'un instrument ou tapent dans les mains. L'ambiance est à la liesse collective. "Un tiers sont autistes, c'est-à-dire détachés du monde extérieur et repliés sur eux-mêmes. Ils ne parlent pas. Un autre tiers sont psychotiques, on les nomme ailleurs qu'ici 'fous'. Ceux-là sont arrivés dans un état désespéré. On disait d'eux qu'ils étaient inguérissables. Ils vivent ici maintenant avec un dernier tiers d'enfants, normaux ceux-ci, qui refusent simplement le lycée et la société. Ici, tout est ouvert, ils sont libres. Ils ne prennent pas de médicaments, ils peuvent presque tout faire sauf mettre en danger la vie des membres des autres communautés. Tous ensemble posent au fond la même question : qu'avez-vous inventé pour nous? Pour nous qui aimons le désordre et qui ne supportons pas l'ordre que vous voulez nous imposer. Cette question, c'est d'abord à eux-mêmes qu'ils la posent, puis aux adultes qui vivent autour et avec eux - enfin, c'est la société qu'ils interrogent". La finalité du film est énoncée : à travers une expérience pédagogique qui les prend en charge, il s'agit de rencontrer et comprendre des enfants qui, par leur situation psychiatrique qui les rend marginaux et incompatibles avec les normes sociales, invitent à un regard critique sur la censure et les inhibitions qu'elles secrètent.
Refus de "rentrer dans les boîtes"
Le commentaire ajoute : "depuis cinq ans, la société fait la sourde oreille. Bonneuil ne reçoit aucune subvention." L'expression "sourde oreille" appliquée à la "société" amène à retourner contre elle le stigmate dont souffrent les patients autistes. "Pourquoi? Parce que Bonneuil pose des questions au lieu d'y répondre ; parce que Bonneuil refuse de rentrer dans les boîtes que la société a prévues pour soigner les enfants qu'on dit 'fous'. Parce que Bonneuil ne fait rien comme tout le monde." Par métonymie, le commentaire confond le centre avec la localité où il se trouve et fait de "Bonneuil" un personnage. Son organisation devient un comportement ; ses directives deviennent une posture. La caméra continue d'errer parmi les personnes qui sont pour la plupart munies d'un tambourin, tapant dessus sans souci de tenir un rythme, encore moins de synchroniser leurs frappes. C'est un vacarme collectif qui offre un défoulement où chacun s'accompagne des autres, reconnait dans l'attitude des autres le besoin qu'il assouvit lui-même. Une expression hagarde, hostile, ou mélancolique se dessine cependant sur le visage de quelques jeunes. "Ici, on se demande qui est fou : l'enfant ou le groupe social dont il est issu?" Cut, gros plan sur la poignée de porte du cabanon, qui pourrait servir pour la porte d'une pièce intérieure, dézoom, la musique jouée par les patients et leurs accompagnants continue de se faire entendre dans la bande son, extra-diégétique (on ne l'entend pas à travers les cloisons du cabanon mais comme si on continuait d'être dedans), ponctuée de cris d'enfants. Apparition en infographie du titre du film, du crédit de la réalisation, puis : "ce film est dédié aux enfants de Bonneuil." (02:39).
Institution éclatée
Le commentaire précise que la vocation de l'établissement est d'être "éclaté", c'est-à-dire "ouvert sur la vie". Exemple avec Paul, un enfant pris en charge à Bonneuil, à présent apprenti cuisinier au restaurant de la Faculté de Vincennes. Le commentaire, décrivant sa situation, poursuit son discours sur l'injustice sociale dont sont victimes les enfants inadaptés, ici dans le contexte professionnel. Le chef cuisinier, interrogé dans les cuisines de la Faculté, en présence de Paul qui extrait des frites de la friteuse, insiste sur le désir de celui-ci de venir travailler ici. "On lui montre quelque chose, il le fait bien". Le commentaire explique que chaque enfant est accompagné par un "stagiaire bénévole" qui devient son référent, appelé à rendre compte aux éducateurs de Bonneuil de cette première expérience professionnelle. Retour dans l'établissement où Paul est chargé de cuisiner pour les enfants. Le commentaire fait part de l'expérience de responsabilisation collective que suppose le séjour dans Bonneuil : les enfants pris en charge ont leur part dans les tâches quotidiennes, avec la gestion du budget. Le commentaire rappelle que celui-ci est réduit faute de subvention. Scène de réparation du réservoir des toilettes, la confrontation à la trivialité du fonctionnement d'un logement fait partie de l'apprentissage proposé. (05:41)
"Arrête de dire des gros mots"
Maud Mannoni en entretien avec Guy Seligmann. Ils marchent tous les deux dans les allées du petit jardin. "Bonneuil accueille les enfants troublés du système, que ce soit le système scolaire, familial ou social." Elle ajoute que les adultes responsables dans la structure sont également "troublés du système" puisqu'ils refusent de travailler dans un hôpital ou un lycée. Il est donc question d'un compagnonnage entre les deux types de personnes qui séjournent à Bonneuil, qu'elles soient responsables ou prises en charge, engagées par un même sentiment de malaise devant les exigences de norme imposées par la société. Désignés "par la société" comme "psychotiques ou débiles", les enfants sont ici accompagnés par des personnes qui "ne s'interrogent plus sur ce que c'est que la maladie mentale". Guy Seligmann n'interroge pas Maud Mannoni, ou du moins, le montage ne le montre pas. Il est à l'écoute de son discours. "Dans ce milieu là, ajoute-t-elle, on ne sait plus qui est fou et qui ne l'est pas." Son but est que les personnes se découvrent elles-mêmes et identifient leurs propres désirs. Abordant la question de la raison d'être du film, elle applique une démarche caractéristique de la relation militante au cinéma, relation réflexive et critique, surtout quand le film concerne une institution : pourquoi est-il fait, quel est son parti à l'endroit de l'institution, comment sera-t-il accueilli? Pour Maud Mannoni, relayant la crainte que des parents d'enfants auraient exprimée, le danger que présente cette réalisation est qu'elle les stigmatise davantage. Elle préfèrerait que son propos s'attache davantage à mettre en cause la société qui est responsable de leur souffrance. A cet instant, comme par un fait exprès, alors que Maud Mannoni et Guy Séligmann passent devant la cabane montrée dans la première séquence, la porte du bâtiment s'ouvre et une jeune fille en sort. C'est un effet heureux du hasard parce que l'ouverture de la porte s'inscrit dans le champ dans l'espace qui séparait l'un de l'autre. La jeune fille interpelle Maud Mannoni en lui demandant d'arrêter "de dire des gros mots". Celle-ci ne se trouble pas, esquisse un geste d'affection envers celle qui s'est invitée dans le tournage, continue son propos, affirmant que l'organisation de Bonneuil prévoit de mêler "travail et fantaisie". Comme pour illustrer son propos, le plan suivant montre une jeune fille qui court vers la caméra avec, dans la bouche, une poupée à laquelle manque un bras. Retour sur Maud Mannoni et Guy Seligmann qui continuent de cheminer dans le jardin, à présent suivi de plusieurs jeunes pensionnaires sans doute intriguées par la présence de l'équipe de tournage. "Ce qu'il y a ici, dans cette communauté d'adultes et d'enfants, conclut Maud Mannoni, c'est quelque chose qui pouvait exister autrefois au niveau de la communauté du village, où il y avait de la place pour tout le monde." (09:20)
"Qui fait les courses avec André?"
Autour d'une longue table, rassemblement des membres de la communauté, l'un d'eux se couche sur la table, un autre gratouille une guitare acoustique posée sur son plateau. Echanges de voix fortes qui ne s'écoutent pas. Au premier plan, un garçon se lève et dévisage la caméra, apparition d'une citation de Mao Tsé-Toung en infographie : " Pour acquérir des connaissances, il faut participer à la pratique qui transforme la réalité. Pour connaître le goût d'une poire, il faut la transformer en la mangeant." Est-ce à dire qu'un jugement sur Bonneuil passe par la pratique chronique de son organisation? Une nouvelle intervention infographique : "... Et en la filmant?" Toujours ce souci d'interroger la finalité et l'utilité du film qui est en train de se construire, assumé au coeur du résultat montré au public (par la diffusion télévisuelle). La scène de réunion se poursuit, la confusion gagne l'espace, un des jeunes se roule par terre en criant, quelques personnes se déplacent pour la maîtriser. Maud Mannoni, vers laquelle la caméra se tourne, explique qu'il s'agit de Xavier, attristé d'avoir quitté sa maman à l'instant. La voix de Maud Mannoni est particulière et participe à l'intensité singulière de sa présence : une voix aigüe, chantante et légèrement fêlée, qui adopte souvent le ton posé et docte de l'institutrice, affichant un sentiment de maîtrise, même dans une situation perturbante comme une crise. La séquence se poursuit par une situation d'organisation de l'intendance. "Qui fait les courses avec André", demande une éducatrice devant un tableau noir où il est écrit à la craie la répartition des tâches domestiques. Personne ne lui répondant, elle demande si quelqu'un est plus intéressé par la cuisine. La situation continue d'être confuse, Maud Mannoni choisissant cet instant où il est question de répartir les responsabilités domestiques pour évoquer les doléances récemment exprimées par des enfants sur la conduite de leur scolarité. Elle embrasse les enfants, s'adresse à eux avec une gaieté étrange, surjouée - effet de la présence de la caméra? Elle encourage l'un d'eux à devenir "champion de lecture" en allant à la bibliothèque. L'éducatrice, continuant sa distribution des rôles, réclame des participants pour les ateliers imprimerie et menuiserie. Au détour d'un plan, Guy Seligmann apparaît dans le champ, mêlé aux enfants. Il est montré en "situation d'immersion", vivant de manière passive les événements de son terrain. Le montrer à l'image, c'est insister sur le film en train de se faire et les méthodes spécifiques de sa réalisation (14:24)
Les ateliers. Le personnel de Bonneuil
Un adolescent, que le commentaire nomme Eugène, dans un atelier "de soudure artisanale". Gros plan sur son profil incliné sur des pièces de métal qu'il soude au chalumeau. Cet atelier est situé dans la région parisienne. Y travailler est l'une des activités proposées par le centre. Hors champ, la voix d'un homme, probablement son tuteur de stage dans l'atelier. Très belle séquence onirique, accompagnée par un piano extra diégétique, qui montre, dans le jardin de Bonneuil, Eugène dansant avec une sculpture en métal installée à côté du cabanon. Peut-être est-celui qui l'a réalisée. Autre atelier auquel participent Daniel et Ernest : le nettoyage d'un pigeonnier accompagné par un "colombophile". Le commentaire précise que, le centre de Bonneuil n'étant pas reconnu par la Sécurité Sociale, les stagiaires, c'est-à-dire les adultes accompagnateurs, sont bénévoles. "ce sont des étudiants en psychologie ou en médecine, ou de jeunes psychanalystes". Chaque stagiaire se rend un jour par semaine à Bonneuil tout au long de l'année. Les enfants ont donc affaire à des adultes différents. Bonneuil comprend quatre permanents et une vingtaine d'adultes qui s'y rendent régulièrement. Retour sur Daniel et Ernest. Ils suivent le "stagiaire" qui a décidé d'amener au centre plusieurs pigeons élevés dans le pigeonnier. Le transport se fait par panier, en voiture. Ouverture du panier au milieu du jardin du centre. Nouvelle séquence onirique que provoque ce lâcher de pigeons qui jette les adultes et les enfants qui y assistent dans un ravissement partagé. Le piano, qui avait accompagné la séquence d'Eugène avec sa sculpture, se fait de nouveau entendre. Cette prise de distance qu'impose la musique extradiégétique, rapportée aux images sans y prendre sa source, constitue en quelque sorte une respiration dans le film, une possibilité de répit dans cette succession de scènes caractérisées par la densité humaine et des comportements qui ne sont pas toujours déchiffrables. (17:36)
"Une éducation réussie permet de récuser ses maîtres"
Entretien par Guy Seligmann de la mère d'un des enfants pris en charge. Ils marchent sur un pont de voie ferrée à Paris. Elle explique qu'elle a souhaité que son enfant aille à Bonneuil plutôt que dans un hôpital où les "enfants sont drogués" au point de ressembler à des "morts vivants". Pour elle, le système éducatif à Bonneuil s'apparente à celui qui prévaut aux Etats-Unis où les parents doivent s'adapter aux désirs des enfants. Illustration avec des vues d'un enfant, celui de la femme interviewée, qui préfère rester nu plutôt que s'habiller. Allongé sur une terrasse, Il joue avec une poupée démembrée, introduisant un de ses bras dans l'intérieur de son torse par le trou de son cou. Entretien avec le Dr. Robert Lefort. Il est assis à une table avec d'autres personnes, sans doute des collègues ou des étudiants. Guy Seligman est mêlé à eux. Lefort : "Une institution est comme une espèce de personne qui se nourrirait des gens qui lui sont confiés. A aucun moment le sujet ne peut s'en détacher sans risquer d'éclater. Cette institution qui se veut différente (Bonneuil) prend l'éclatement à son compte et permet au sujet de se séparer, de se couper de ses institutions." Selon ce principe, le Dr. Lefort se définit comme "un certain référent" qui constitue entre l'institution et l'usager "un troisième terme". L'usager de Bonneuil, quand il en éprouve le besoin, peut se rendre dans le dispensaire où il pratique. Selon le commentaire, cette logique "introduit une dimension de contestation" qui permet à l'usager de s'interroger s'il veut rester ou partir. Le commentaire enchaîne sur une citation de Maud Mannoni : "Une éducation réussie c'est celle qui permet de récuser ses maîtres". Images d'un enfant entrain de creuser le sol avec un pic, puis de manipuler une brouette, aidé par des adultes. Depuis le début du film, jamais une tâche n'est montrée selon sa finalité matérielle. Pour quoi creuser le sol? Pour quoi souder? Chaque activité est exposée selon son sens éducatif. Les enfants se livrent à une action qui requiert un outillage et un savoir faire gestuel. C'est leur acquisition, et la pratique qui l'entretient, qui est montrée comme but. "Ce que ça donne", l'objet ou l'aménagement qui en résultent, n'est pas pris en compte dans le récit documentaire. (22:51)
"Laisser Bonneuil à la porte"
Un bureau dans un espace ouvert avec un agencement de tables chargées de matériel de papèterie. Le commentaire nous apprend qu'il s'agit d'un local de graphistes dans lequel Michel fait son activité. Travelling avant sur la table où il se tient, montrant la bande dessinée qu'il a réalisée, posée sur son plateau. Elle décrit l'activité quotidienne de Bonneuil. Cut, une autre séquence montre comment deux enfants, Ernest et Alain, accompagnés par des stagiaires, vont faire les courses chez "les commerçants du quartier". Le commentaire révèle que ceux-ci, d'abord réticents à les accueillir, se sont adaptés à eux. "C'est par ces contacts que Bonneuil pose à la société qui l'entoure la question de savoir si oui ou non il faut enfermer, isoler les enfants qui ont des comportements que l'on juge anormaux." Retour à l'atelier de graphisme, l'accompagnateur explique à Michel qui vient de dessiner une case : "Ce n'est pas la case qui fait le dessin, c'est le dessin qui fait la case. Sinon tu te retrouves comme les gens qui font une surface et qui se limitent à une surface." Michel, en réagissant, montre qu'il saisit très bien le sens des propos qui lui sont adressés, voire les différentes interprétations qu'ils supposent ("agis d'abord selon tes désirs avant de t'interroger sur les limites qu'il faudrait leur imposer"). Michel explique à Guy Seligmann, resté hors champ, qu'il voudrait laisser "Bonneuil à la porte" quand il entre dans l'atelier. Pourtant, son dessin a Bonneuil pour sujet. L'accompagnateur explique que l'intérêt est que Michel puisse s'exprimer dans un cadre professionnel, c'est-à-dire un environnement responsabilisant dans lequel les personnes exécutent leurs tâches. Que Michel le fasse à son tour est un objectif demandera du temps. Le séjour de Michel ne consiste ni à suivre une formation professionnelle, ni à simplement passer son temps sans but. Mais l'accompagnateur ne précise pas davantage. Michel se lance dans une bande dessinée qui raconte l'amitié entre deux lapins. La séquence le montre aussi en train de filmer, muni d'une Bolex, dans le cabanon de Bonneuil. (33:12)
"Soignants les uns des autres"
Séance de déjeuner en commun à Bonneuil, sans musique ni commentaire. la caméra va et vient dans les couloirs, la salle à manger ou la cuisine pour suivre les préparatifs qui mobilisent plusieurs enfants. Une responsable du centre sert les convives. La scène parait celle d'un repas ordinaire jusqu'à ce gros plan qui montre un des enfants plaquant son visage contre l'intérieur de son assiette remplie de concombres. Scène d'atelier poésie-peinture. Une stagiaire réunit plusieurs enfants autour d'une grande feuille blanche et leur raconte un conte. un des enfants s'extrait du groupe pour peindre sur une feuille de papier. Le commentaire souligne que les enfants étant mélangés, le groupe comprenant des enfants patients et d'autres, "chacun accueille le délire de l'autre et cela, loin de provoquer des troubles chez les enfants que l'on appelle 'normaux', contribue au contraire à leur évolution de façon parfois spectaculaire." Gros plan en plongée sur des mains munies de pinceaux ou de rouleaux qui les trempent dans une palette aménagée contre un piano droit. "En devenant soignants les uns des autres, les enfants sortent de leur isolement". Dans un nouvel élan réflexif, le commentaire ajoute que les adultes travaillant à Bonneuil sortent à leur tour "de leur isolement" en se confrontant aux enfants. Plans sur les enfants qui trempent leurs mains dans la peinture, qui s'allongent par terre en enfouissant leurs visages dans leurs bras, qui éclaboussent de peinture des poupées désarticulées, gisant sur le sol. Les accueillir dans l'établissement implique d'"accueillir leur désordre : ici, chacun sait à sa manière que le désordre est une façon de s'exprimer, que c'est par le désordre que l'enfant peut trouver sa vérité". Le commentaire ajoute que les enfants qui paraissent, par leurs attitudes, s'extraire de la situation collective, y restent néanmoins attentifs.
Planning des semaines et des vacances
Explication d'un nouvel aspect organisationnel de l'établissement : celui-ci fonctionne comme un externant de manière à continuer d'associer les parents au projet pédagogique auquel leur enfant est associé ; néanmoins des bâtiments sont à la disposition d'enfants qui "ne peuvent pas ou ne souhaitent pas" rentrer chez eux tous les soirs. pendant les vacances scolaires, les enfants ont la possibilité soit d'aller "à la montagne chez des bergers, soit chez des communautés villageoises". Après avoir dansé une ronde ensemble, enfants et adultes déroulent de grandes bandes de papier sur lesquelles ils ont peint collectivement. Muni d'un couteau, un enfant taille des fenêtres dans la grande maison qu'il a peinte en rouge. Retour du piano rêveur, un panoramique sur la pièce unique du cabanon, montrant tour à tour le piano, le poêle, les peintures collectives, une planche appuyée à une cloison, une fenêtre barbouillée de peinture à travers laquelle on aperçoit des enfants dispersés dans le jardin, l'un d'eux allongé sur l'herbe, recroquevillé dans une position foetale. (44:03)
"Ailleurs, on peut pas dire ce qu'on pense"
Le commentaire évoque Jacques, élève en terminale C, arrivé dans l'établissement "bourré de médicaments". Face à Maud Mannoni, il revient sur son parcours. Il n'est montré que de dos (si c'est bien de lui dont il s'agit), coiffé d'une casquette trop courte et vêtu d'un imperméable et curieusement, sa voix sonne comme s'il parlait au téléphone. Il s'est plu à Bonneuil au point de ne plus vouloir en sortir jusqu'au moment où il en a eu "marre d'être coupé du monde". Il souffre néanmoins du statut d'"anormal" qui lui est attribué. Maud Mannoni répond, en riant : "Eux, ils disent qu'ils sont normaux..." Elle a trouvé une opportunité de s'affirmer du côté des patients plutôt que de la société qui les a exclus. Le discours du jeune homme est construit et son vocabulaire est choisi. Il dérive dangereusement sur une vision de lui-même en officier SS ayant sous sa garde des femmes mises en camp de concentration : "les femmes dans les camps, c'est là qu'elles sont le mieux". Plans de coupe sur les jeunes qui l'écoutent avec une expression d'impatience et de malaise. "Ici, ce qui est bien, ajoute le jeune homme, c'est qu'on peut parler librement." La confession - logorrhée du jeune homme s'achevant, la réunion cesse aussitôt, mais c'est ensemble et non dispersés que ses membres se lèvent et rejoignent le fond du jardin, Maud Mannoni tenant un des enfants par l'épaule. (48:37)
Lacan observe
Dans la bibliothèque, "un garage sommairement aménagé". C'est là que l'école se tient. Panoramique pour nous faire découvrir une pièce au sol carrelée, meublé de deux tables et d'une étagères chargées d'un désordre de papèterie, avec un tableau noir couvrant un des murs, et posée à moitié contre le mur et sur le siège d'un banc rangé devant, la maison peinte en rouge montrée dans la séquence précédente, un début d'escalier. Activités en cours : découpage, dessin, lecture, jeu de société. Peu d'enfants, deux stagiaires. la caméra continue de panoter pour montrer que les stagiaires mènent plusieurs tâches pédagogiques en même temps : lire une dictée, accompagner un enfant dans son jeu, surveiller que l'exercice ait bien été terminé. La séquence se prolonge un peu dans le vide, nous laissant aller d'un atelier à un autre, quand un pano verticale révèle la présence, sur les premières marches de l'escalier, laissant deviner qu'il est venu par l'étage supérieur, Jacques Lacan, avec sa veste trop courte et son cigare trop gros. Changement d'angle pour épouser son point de vue : l'espace de la bibliothèque, avec ses occupations éducatives qui se côtoient sans interférer, ressemble à une ruche sereine. (54:13)
"C'est une part de nous mêmes que nous venions filmer"
Une cuve de ciment remplie d'eau, où flottent des objets en plastique, et toujours cette poupée démembrée. Une éducatrice, penchée sur son bord, observe un enfant qui y prend son bain. Celui-ci, dans son infatigable gesticulation, porte régulièrement la main à son sexe. Gros plan sur une tête de poupée noyée, des bulles sortant du vide intérieur de son cou. Dans le miroir placé à dessein?) derrière la cuve se reflètent un opérateur avec sa caméra et Intervention du commentaire, le film revient à sa démarche réflexive : "Il y a quelques instants nous filmions dans ce bassin de béton un enfant autiste. A sa manière, il nous parle. Comme tous les autres enfants de Bonneuil, il a participé au film en train de se faire. Le cours du tournage du film s'en est trouvé modifié selon le souhait des enfants. En venant filmer cet autiste, c'est une part de nous mêmes que nous venions filmer - la part du rêve sans doute. On peut se demander alors : 'pourquoi enfermerait-on un tel enfant?' Ce n'est pas en enfermant son voisin que l'on se convainc de son propre bon sens, écrivait déjà Dostoievsky : à mesure que nous filmions, l'enfant est devenu peu à peu notre voisin". Est-ce à dire que ce sont les autres enfants qui ont suggéré cette séquence de leur camarade dans la cuve? En quoi le film est-il participatif? par des suggestions de la part des enfants sur les contenus de ses scènes? Il ne nous le dit pas. (58:05)
"Ce sont des gosses qui soulèvent des fantasmes" : entretien avec Roger Gentis
Entretien de Guy Seligmann avec Roger Gentis, psychiatre, chef de service à l'hôpital de Fleury-les-Aubrais. Il a promu la psychiatrie de secteur, il a publié en 1970 Les murs de l'asile pour Maurice Nadeau. Ils sont tous les deux assis sur un banc public au bord d'une aire de jeux. Pour Gentis, "l'expérience de Bonneuil est quelque chose de très important pour la plupart des psychiatres hospitaliers dans la mesure où c'est pratiquement impossible de soigner les enfants psychotiques dans les hôpitaux publics." Il met en cause le "poids de l'institution, le poids des habitudes". Il se reconnaît dans le courant de l'antipsychiatrie quand celui-ci affirme que pour certains malades, "il faut les laisser faire, il faut accueillir leur délire". Sans doute pour mettre le public à l'épreuve, la mise en scène associe à ce propos du médecin des images de lutte entre un garçon et une fille dans un recoin de l'aire du jeux, qui se poursuit intensément jusqu'au moment où un adulte vient les séparer : alors, fallait-il plutôt "laisser faire"? De même, la mère d'un enfant pris en charge à Bonneuil, déjà montrée en entretien avec Guy Séligmann, explique que lorsqu'elle accompagne son enfant, elle ne le retient plus quand il se met à cracher sur les autres voyageurs. Elle suit Mannoni qui estime que la société n'a qu'à s'adapter... Elle pense elle-même qu'elle devrait venir plus souvent à Bonneuil, ainsi que tous les autres parents. Bonneuil devient modèle d'accueil des enfants psychotiques comme le reconnaît Roger Gentis, il tend aussi à s'imposer comme norme comportementale pour tous les individus, psychotiques ou non. Retour à l'entretien avec Roger Gentis qui explique que si les hôpitaux psychiatriques sortent d'une période "d'obscurantisme" où la priorité était de "maintenir l'ordre public", certains patients "restent très mal soignés" : "je pense que les enfants psychotiques sont la catégorie la plus défavorisée à cet égard". L'explication tient à la difficulté de les comprendre et de communiquer avec eux, mais aussi à un malaise de civilisation qu'ils rendent manifeste auprès de personnes dépourvues de recul psychanalytique : "ce sont des gosses qui soulèvent des fantasmes qui tournent autour de la mort et du sexe dans ce qu'il a de plus inquiétant." En plans de coupe des plans tournés sur le site de la balançoire dans le jardin de Bonneuil, avec un enfant qui se balance à peine, et un autre qui, marchant à côté de lui, frappe dans ses mains de manière compulsive. Si "madame Mannoni", poursuit Roger Gentis, parle "d'institution éclatée", c'est parce qu'il ne faut pas imposer à ces enfants le cadre d'une institution "trop rigide" : "comme vous l'avez vu en réalisant votre enquête, elle s'est tournée vers des lieux différenciés et éparpillés, et ça, c'est pas reconnu". (01:03:55)
"La possibilité lui et offerte de ne pas travailler"
Pour Roger Gentis, "la meilleure politique thérapeutique c'est l'abstention, c'est de foutre la paix au sujet, c'est de ne pas avoir de politique thérapeutique à proprement parler mais d'assurer une certaine écoute, une certaine présence, un certain accueil au comportement du malade." Cette optique implique que le malade soit amené à vivre des situations de rencontre, de communication, voire d'apprentissage. C'est le rôle donné aux ateliers d'artisans, comme celui de matelasserie à présent filmé, de constituer un environnement propice à ces situations. La jeune Cathy se tient dans un recoin de l'atelier, regardant carder les matelassières. Elle chasse de la main l'accompagnatrice qui lui proposait de se se mettre elle-même au "travail". Contraste entre son apparente inertie et la puissante activité que déploient les artisanes. Un homme s'assit à ses côtés, probablement un habitant du quartier, avec lequel elle se met à discuter. Quel gain éducatif permet une telle configuration ? Accéder au spectacle du travail (et peut-être s'imprégner de la réalité technique de ses gestes) et initier une démarche de sociabilité par la communication que suppose la présence régulière des mêmes personnes dans l'atelier. Le commentaire explicite cette démarche qui fait du travail une option : "Cathy travaille chez un artisan matelassier de Bonneuil. Mais la possibilité lui est aussi offerte de ne pas travailler, et d'être simplement là, avec l'adulte qui l'accompagne, au milieu des artisans." Gros plan sur Cathy, filmée de profil. Elle porte les mains à son visage et grimace avec douleur, puis reprend son attitude initiale d'observatrice. Intervention de Roger Gentis : "C'est très difficile de faire concevoir un séjour chez un artisan comme une thérapeutique, ça ne rentre pas du tout dans le cadre de l'idéologie médicale." Il ajoute, pointant l'enjeu administratif qui détermine cette réticence : "Pour la sécurité sociale, sortit pendant 48 heures de l'hôpital, ça signifie qu'on ne paie plus... Il ne s'agit plus de soins à proprement parler même si les jeunes gens sont encadrés par du personnel de l'hôpital, c'est-à-dire continuent de revenir aussi cher à l'établissement. Au bout de 48h, la Sécurité sociale refuse de payer. Conséquence ils (les patients) restent à l'hôpital et se chronicisent davantage." Autre exemple avec un atelier de peinture sur soie où une jeune fait des réalisations sur tissu, et une autre est responsabilisée sur la vente. Pour Gentis, les idées révolutionnaires qui gagnent certains jeunes psychiatres leur sont inspirées par leur constat que "les problèmes humains auxquels ils ont affaire sont créés par la société". intervention graphique sur un photogramme figé montrant des enfants réunis dans le pavillon de Bonneuil : " L'école en dehors de la vie, en dehors de la politique, est un mensonge et une hypocrisie - Lénine". (01:08:20)
Le rituel du repas : une mise en scène singulière
Sur un chantier, deux jeunes malades, Alain et Lucien accompagnent des carreleurs. Repas de la pause de midi. Comme dans le reste du film, marqué par de nombreuses scènes où les protagonistes se restaurent, les enfants qui mangent sont filmés en gros plan. Il y a une espèce d'impudeur dans cette volonté de les montrer mangeant d'une autre manière que celle que requiert l'éducation au "bien manger". Cette mise en scène rappelle celle de Truffaut qui insiste sur les "mauvaises manières" ou plutôt, l'absence de manières qui caractérisent l'attitude Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron, quand il dévore les champignons des bois qu'il a ravis à la paysanne qui les avait cueillis. Un autre type de comparaison s'impose à l'esprit : dans "L'enfant aveugle" qu'il a réalisé en 1964, van der Keuken montrait déjà en gros plan le signe du handicap (le regard qui ne voit pas). Le geste de Guy Seligmann pourrait être interprété comme la volonté d'interroger sur les codes du paraître qui régissent la scène sociale (excluant celles et ceux qui ne les maîtrisent pas) et de promouvoir un regard sur le handicap qui assume sa réalité manifeste plutôt que de chercher à l'euphémiser. (01:15:16)
"Réveille-toi!"
Atelier théâtre. Les enfants ont décidé d'adapter Alice au pays des merveilles. Une comédienne professionnelle est impliquée dans la préparation et la production du spectacle, elle se rend à Bonneuil une fois par semaine. Dans le jardin, les enfants vont et viennent avec l'effigie d'un lapin en drap blanc, scènes de répétition dans l'atelier, une grande bande de papier couverte de dessins sert de décor. Le commentaire explique que la démarche consistant à sortir l'activité du cadre physique de l'institution, une représentation est prévue dans un théâtre à Paris, " dans un vrai théâtre, devant un vrai public". Il s'agit d'un théâtre dirigé par Pierre Sala (est-ce celui de la Potinière qu'il a pris en main depuis 1973 jusqu'en 1978?), aussi connu comme concepteur de meubles. Alternance de scènes de répétition et de scènes de représentation, la séquence les raccordant par la même situation dramatique filmée d'abord dans un lieu (l'atelier) puis dans l'autre (la scène). D'une confusion continue de corps et de voix émerge la même injonction tirée des dialogues écrits par Carroll, scandée par l'intervenante comédienne : "réveille-toi!". Fin du spectacle sous les applaudissements, les actrices et les acteurs saluent, un bouquet de fleurs leur est donné par le public, il passe de main en main dans une liesse commune. (01:22:23)
"Chez nous, il sourit beaucoup moins"
Retour à l'entretien tourné avec une mère d'enfant pris en charge à Bonneuil. Elle chemine avec Guy Seligmann sur un pont de chemin de fer (celui de la Garde du Nord, allusion à Jean Rouch?), puis dans une petite rue où ils contournent une rôtisserie - ambiance du Paris quotidien. Elle fait part de ses tentatives de trouver une alternative auprès de psychiatres qui lui proposent d'accueillir son fils en hôpital de jour. "Finalement, on le laisse à Bonneuil et on s'aperçoit qu'il y a une espèce de stimulation. Parce que Mannoni vous injurie mais en même temps vous donne de l'espérance. Quand je regarde ses yeux je me dis qu'elle est une force de la nature. Il n'y a guère qu'elle qui croit qu'on peut tirer quelque chose de ces gens là." Elle ajoute que son enfant est mieux à Bonneuil que partout ailleurs. "Y compris chez vous?", lui demande franchement Guy Seligmann. "Ah oui, c'est certain, répond-elle. Quand il revient à la maison, je suis très contente de le voir mais c'est l'être qui perturbe. Ca se traduit même physiquement. Chez nous, il sourit beaucoup moins. A Bonneuil, il se met à courir, il agrippe les stagiaires par le bras... Il y a cette disponibilité qui, à Paris, est impossible. A la maison, je lui dis que j'ai autre chose à faire." (01: 25 : 00)
Cette école révèle un malaise général de notre société
Conclusion du film sur un fond de fête organisée par l'équipe de Bonneuil pour marquer la fin du tournage du documentaire. Un feu est allumé dans la cour, des danses s'organisent, des chapeaux de papier se distribuent. Comme toujours, les adultes se mêlent aux enfants pour vivre ensemble les différentes étapes de l'événement. Cette scène de fête qui rassemble patients psychiatriques et soignants peut faire songer à celle que Marion Ruspoli a tournée dans l'établissement de Saint-Alban pour La fête prisonnière qu'il a réalisé en 1961. Ici, le commentaire imprime un recul méditatif sur les images de liesse commune auxquelles il est associé : " Tous, dans le fond, nous avions ressenti la fragilité et la précarité de la situation de Bonneuil, cette école, parce qu'elle révèle un malaise général de notre société, se heurte à une administration qui refuse pour l'instant de la reconnaître. Bonneuil bouleverse les idées reçues, tant sur le plan de l'éducation que sur celui des soins, Bonneuil est ouvert à une contestation constructive. Depuis cinq ans, Bonneuil ne survit que grâce à une équipe qui offre son temps et la moitié de son salaire.Depuis cinq ans, Bonneuil vit de dons. Il fallait que c'en soit un pour nous aussi". Le commentaire poursuit cette démarche réflexive qui contraint le public du film à ne pas oublier qu'il en regarde un et à réfléchir sur le sens que revêt son existence, voire l'expérience de sa fabrication. Quel est le don en question? Faire un film sur Bonneuil? Offrir à ses patients et à son équipe la possibilité de vivre une expérience de tournage? Retour du piano rêveur. Vue intérieure dans la maison, dézoom depuis une fenêtre à travers laquelle on voit des enfants faire la ronde. Un pano montre deux enfants ouvrant des cahiers posés sur une table puis l'entrée de la cuisine, puis la fenêtre opposée qui donne sur la rue. Dernier plan : la balançoire sans personne dessus, intervention infographique avec des mots figés : " Qu'est-ce que le bonheur?", puis des mots qui défilent latéralement : "Bonheur n'existe pas - stop - seulement la difficulté d'exister - stop - Maud Mannoni, réponse à une enquête d'un hebdomadaire parisien". Ainsi, le dernier mot lui sera donné.
Notes complémentaires
Références et documents externes
Contributeurs
- Auteurs de la fiche : Joël Danet