Le LSD (1966)
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Sommaire
Générique principal
Journaliste : Philippe Gumbach, Michèle Manceaux ; Présentation : Pierre Desgraupes
Contenus
Sujet
Étude des effets hallucinatoires exercés par le LSD.
Genre dominant
Résumé
Trois séquences :
- Par curiosité, et à titre d'expérience, Hélène, une jeune femme de 24 ans, et Jean, un homme de 43 ans, ont consenti à se laisser filmer après avoir absorbé sous contrôle médical, 250 microgrammes de LSD. Nous assistons aux réactions des deux sujets, à la crise qu'ils ont traversée.
- Interviewés quelques jours plus tard, ils nous font part de leurs impressions.
- Interview par Pierre Dumayet d'un neuropsychiatre qui compare les effets du LSD à ceux de l’héroïne ou de la morphine.
Contexte
À propos des expérimentations des substances psychoactives
Dans les cercles artistiques et intellectuels d'après la Seconde Guerre mondiale, un intérêt de plus en plus large se manifeste à propos des potentialités de ces substances pour élargir les voies de la perception, se rapprocher des souffrances psychiatriques, stimuler la création. Deux repères :
En 1954, Aldous Huxley a cherché, en s'essayant à la mescaline, à accéder à « une beauté plus intense, une signification plus profonde » que celle qui se rencontre dans la vie ordinaire. Il insiste tout autant sur son sentiment d’avoir perdu pied au moment de subir ses effets : « Je me retrouvais tout à coup au bord de la panique. J’eus soudain l’impression que l’affaire allait trop loin. » Également en1954, Henri Michaux s’adonne systématiquement aux drogues - mescaline surtout, mais aussi haschich, L.S.D., psilocybine. Ses expérimentations sont faites avec méthode, « accompagnées par des psychiatres, selon des protocoles précis ».
Médias et drogues
La consommation de drogues illicites est un phénomène nouveau pour la France qui, depuis les années 1940, mis à part quelques opiomanes, ne connaît pas les drogues. L’alcool et le tabac règnent en maîtres absolus sur le champ des addictions. Si l’héroïne apparaît parfois dans l’actualité, c’est en raison de son trafic vers les États-Unis. La "French Connection" centrée à Marseille importe l’opium d’Asie pour le transformer dans des laboratoires autour de Marseille et l’expédier outre-Atlantique. Elle s’est considérablement développée dans les années 1960. En 1970, elle fournit aux États-Unis près de 90 % de son héroïne. L’affaire du "gang des décapotables", qui transportait l’héroïne de Paris à New York, fait l’objet en 1968 d’une saisie record de 112 kg d’héroïne par le célèbre commissaire Carrère.
En avril 1966, Le Monde publie un dossier en trois épisodes portant sur les hallucinogènes, intitulé "les poisons de l’esprit". Cette enquête annoncée à la Une informe les Français sur "le drame qui se déroule depuis trois ans aux États-Unis et que nous commençons à connaître en France"1. En septembre de la même année, Le Crapouillot publie un numéro spécial LSD, "Une bombe atomique dans la tête", dans lequel sont croisés les points de vue les plus variés, de Timothy Leary à Maurice Papon en passant par François Mauriac. Y est aussi publié "Une visite en enfer", long texte de Jean Cau, prix Goncourt 1961. En octobre, des extraits de ce texte seront repris dans Paris Match sous le titre "J’accuse". L’introduction de cet article informe le lecteur qu’après "avoir fait des ravages aux États-Unis et en Angleterre, le LSD nous menace". Quelques mois plus tard, en février 1967, un petit revendeur de LSD est arrêté. La quantité est minime, mais la saisie est historique puisque c’est la toute première sur le territoire français. Tous les journaux en parlent, y compris Le Monde, pourtant d’ordinaire peu enclin à traiter ce type de faits divers. Le 10 octobre, trois jeunes sont arrêtés, en possession cette fois de 4000 doses du même produit, ce qui fera aussi les gros titres. Parallèlement, les affaires de consommation de cannabis se multiplient : des lycéens, des étudiants, de jeunes travailleurs sont interpellés... En juillet, les sources reprises par l’ensemble des journaux font état de quelques milliers ou dizaines de milliers de "drogués". En août de cette même année, dans Le Parisien Libéré, toute affaire se rapportant à la drogue se voit affublée d’un bandeau "La drogue : menace n° 1 qui pèse sur le monde" et l’on ne se gêne plus pour interpeller les politiques afin que les peines liées au trafic soient à la hauteur du danger que représentent les drogues pour la société. Jusqu'en 1969, la recrudescence de la consommation de drogues concernait uniquement le cannabis et le LSD. Deux produits dont on connaissait mal les dangers et qu’un principe de précaution poussait certes à stigmatiser, mais deux produits qui n’entraînent finalement que des dépendances minimes et pas d’overdoses. Avec la diffusion de l’héroïne dont le fait divers d'une overdose survenue à Bandol est un évènement révélateur, la société est saisie d'une "panique morale".
Prévenir, accompagner, interdire
En 1970, la presse publie de nombreux témoignages de toxicomanes à l’héroïne, Robert Boulin, ministre de la Santé, ouvre avec son fils une association pour la prévention et le soin des toxicomanes, et Claude Olievenstein crée le centre Marmottan consacré aux soins aux toxicomanes, jusqu’alors pris en charge dans les services de psychiatrie. Devant les doutes, les hésitations des professionnels quant aux mesures à prendre, le gouvernement et les parlementaires élus au lendemain de 1968, ont ont voulu conforter l’opinion majoritaire par le message qu’on pouvait arrêter l’épidémie par une loi combinant la répression et l’incitation au traitement. Le drogué étant considéré comme "avant tout" ou "plutôt" un malade, ce qui sous-entend que c’est aussi un criminel qui menace l’ordre social. Loi de santé publique à connotation répressive, elle est adoptée en première lecture quasiment sans discussion, voit ses dispositions répressives majorées par le Sénat, puis est votée en seconde lecture le 10 décembre 1970.
La nouvelle loi place la toxicomanie dans "la lutte contre les fléaux sociaux" à côté de la tuberculose, les maladies vénériennes, le cancer, les maladies mentales et l’alcoolisme. Pas étonnant que sa dimension de salut public lui donne le privilège assez rare d’être votée à l’unanimité. cf. "Le paysage médiatique de la drogue" par Vincent Benso sur le site Santé-réduction des risques-usages de drogues.
Éléments structurants du film
- Images de reportage : Oui.
- Images en plateau : Non.
- Images d'archives : Non.
- Séquences d'animation : Non.
- Cartons : Non.
- Animateur : Non.
- Voix off : Oui.
- Interview : Oui.
- Musique et bruitages : Non.
- Images communes avec d'autres films : Non.
Comment le film dirige-t-il le regard du spectateur ?
L'émission propose au public d'assister à la retransmission d'une expérience filmée : la captation du comportement d'un homme et d'une femme sous l'emprise du LSD. Cette expérience de cinéma direct est toutefois encadrée, d'abord par Pierre Desgraupes qui se livre à un long préambule destiné à prévenir contre les méfaits des mésusages du LSD et à avertir des images choquantes que le film est susceptible de montrer ; ensuite par le choix de ne montrer qu'une partie de l'expérience (un bout de la troisième bobine utilisée par le tournage qui a duré 3 heures).
La réalisation de l'émission combine deux registres. Sa première et sa dernière partie sont traitées comme des productions classiques en télévision : d'une part une présentation par le journaliste qui regarde la caméra et parle seul ; d'autre part, un entretien avec un expert de la question qui est filmé seul dans le champ sur écran noir. La partie centrale, elle, a un style différent, entre le reportage filmé sans pied, et le cinéma expérimental qui procède par plans contemplatifs et ruptures brutales dans les raccords.
Ce passage d'un style de traitement à un autre coïncide intimement avec l'ambiguïté qui gît dans la démarche de l'émission. S'agit-il d'une mise en garde contre l'usage du LSD, ou une tentative de faire écho à la réalité de son expérience ? S'agit-il d'informer pour prévenir ou pour mieux mettre au fait d'un phénomène méconnu ? La priorité a-t-elle été de traiter le "pendant" ou l'"après" ? En terminant sur un rappel des malaises psychiatriques qui suivent une prise puis des mesures pénales prévues contre la consommation aussi bien que contre le trafic, l'émission paraît prioriser l'"après", c'est-à-dire les conséquences de l'usage du LSD. Pour autant, c'est la séquence centrale, celle qui décrit le "pendant" avec fascination et sensualité, qui l'emporte par la tension télégénique tout à fait inédite qui s'en dégage.
Comment la santé et la médecine sont-elles présentées ?
La médecine est représentée par un intervenant nommé "professeur" dans la dernière partie de l'émission. La notice INA indique qu'il est "neuropsychiatre". Il rappelle les effets dangereux d'un point de vue psychiatrique que la prise de LSD peut entraîner, selon la dose, la fréquence des prises et la structure de la personnalité du consommateur. Surtout, il s'emploie à absoudre par avance les laboratoires de la mise en accès du LSD au grand public, mettant en cause des marchés "clandestins". Par ailleurs, il insiste sur les mesures répressives qui s'adressent aussi bien aux trafiquants qu'aux consommateurs. De cette manière, il se pose en auxiliaire de la politique qui les a mis en œuvre, davantage que comme soignant qui est appelé à analyser un mal et soulager celui qui en est frappé.
Diffusion et réception
Où le film est-il projeté ?
Télévision française, 1ère chaîne, diffusion du sujet à 20h53
Communications et événements associés au film
Public
Tout public
Audience
Descriptif libre
Présentation par Pierre Desgraupes d'"une expérience exceptionnelle"
Pierre Desgraupes en plateau, regard caméra pour annoncer le sujet. Derrière lui, le mur est couvert par un photomontage composé de découpages dans des photogrammes du sujet qui va être montré. Ces images montrent la même personne : une jeune femme dans diverses attitudes équivoques d'abandon ou d'extase qui contrastent de manière frappante avec l'expression recueillie, voire contrite du journaliste qui paraît devoir annoncer un décès ou un accident. Il informe le téléspectateur qu'il va assister à une "expérience très exceptionnelle", dont Philippe Grumbach, le réalisateur, a réservé la diffusion à l'émission Cinq colonnes à la Une. L'expérience télévisuelle consiste à filmer en direct un homme et une femme - "comme vous et moi", précise Desgraupes, ce dont il ne paraît pas tout à fait convaincu - auxquels on administré, avec leur concours, "une drogue psychopharmaceutique qui a fait couler beaucoup d'encre ces temps derniers aux États-Unis et même en Europe : le fameux L-S-D. (Il détache les trois lettres, montrant que ce terme n'est pas encore employé couramment)." Desgraupes explique qu'il s'agit d'une drogue de synthèse "fabriquée normalement, dans de grands laboratoires pharmaceutiques", employée par des psychiatres pour créer "à volonté et sans en perdre le contrôle de véritables psychoses artificielles ". Cette démarche de psychiatres que Desgraupes évoque poursuit celle que d'autres psychiatres avaient entreprise en collaborant avec Henri Michaux. Lui aussi estimait que l'expérimentation des drogues permet d'approcher de certaines réalités psychiatriques (voir à ce sujet le film d'Eric Duvivier sur Medfilm, "Images du monde visionnaire").
Desgraupes, qui ne cesse de baisser les yeux vers ses pompes restées hors champ, ajoute que la circulation de ce "médicament" a échappé au contrôle des médecins pour un usage détourné. "Comme la morphine, comme l'héroïne, comme la cocaïne, le LSD, en Amérique surtout, est passé rapidement de l'état de médicament à l'état de drogue." D'après les psychiatres américains, poursuit Desgraupes, un million d'habitants aux États-Unis ont consommé du LSD pour ouvrir "la porte du paradis artificiel." Les ravages causés par cette consommation ont alarmé les pouvoirs publics en France qui, "peut-être l'avez-vous appris par vos journaux", ont décidé d'en interdire la vente en France. Desgraupes évoque le trafic clandestin qui s'est dès lors constitué, d'autant plus dangereux que la fabrication de produits qu'il initie "échappe à tout contrôle médical et pharmaceutique." Il enchaîne par une justification douteuse destinée à prévenir le scandale dont la séquence à suivre pourrait faire l'objet : " C'est un peu pour dénoncer, avec l'ensemble des psychiatres français, que Cinq colonnes va vous présenter ce soir ce document qui, vous le verrez, est parfois difficile à regarder, et ne ressemble en tous cas, à aucun autre." Il met en jeu Jean et Hélène qui ont absorbé un quart de milligramme. La crise hallucinatoire dont ils ont été l'objet a duré six heures. "Trois bobines de film ont été enregistrées pendant cette expérience, c'est la dernière que nous vous présentons ce soir. Au moment où le film commence, Jean et Hélène abordent le troisième tiers de leur voyage." Pendant que Desgraupes range ses lunettes qu'il n'a jamais chaussées, mais jamais non plus cessé de triturer, dézoom qui permet de faire réapparaître une des images du décor de fond, avec un visage de jeune femme renversée, extasiée. (03:26)
La dernière heure de l'expérience
Un carton sur lequel défile en boucle, avec la même typo anguleuse que celle du générique, le message : "Document..." Une voix féminine en commentaire : "Nous suivons ici la dernière heure d'une expérience qui dure depuis quatre heures". Plan resserré sur une bouteille de Perrier vide, un flacon et des verres posés sur une table basse (les instruments qui ont accompagné la prise ?), léger panoramique heurté (sans pied) qui laisse voir les jambes d'un homme avec un câble qui court le long de sa jambe de droite, sans doute un opérateur, puis un pan de mur d'appartement haussmannien (plinthe et porte aux panneaux de style classique), et qui rejoint une jeune femme assise dans un fauteuil. Brune et mince, vêtue d'une robe grise élégante qui s'arrête à la moitié de ses cuisses, d'une coupe à la mode, elle se tient blottie, les bras croisés, une de ses mains tenant une cigarette. Un sourire étrange flotte sur son visage. Ce doit être Hélène. Cut. À côté d'un tableau de rue parisienne (Utrillo ?), un homme debout, barbu, silhouette mince, fume en regardant devant lui avec un air songeur. Ce doit être Jean. Gros plan sur un autre tableau, nature morte sur fond noir, un assortiment de coquillages. Une voix étrange, difficile à identifier (la voix de Jean en léger accéléré ?), prononce des bouts de phrases : "le reflet... cette conque... dessous, un précipice... on a envie de... " La caméra dézoome, rezoome de manière brutale sur le tableau, comme si l'opérateur était en train de la régler, ou comme s'il imitait Andy Warhol.
Elle a eu chaud, elle a eu froid...
Très gros plan sur le profil de la jeune fille, lèvres charnues et nez anguleux. Son regard amusé, interrogateur, à l'expressivité fixe soulignée par un adroit trait de khôl qui accentue sa ressemblance avec les représentations des reines égyptiennes. Toujours en très gros plan, sans transition, ses yeux et son nez au moment où elle passe une main sur son visage pour exprimer un léger étourdissement. "Je voudrais qu'il n'y ait personne, murmure-t-elle sans hostilité, je voudrais être toute seule". La bouche n'est pas dans le cadre, mais tous ses traits expriment une sorte de doux ravissement. Commentaire, toujours par la voix féminine qui reprend les intonations neutres et la diction plombée des répliques d'héroïne durassienne : "Hélène est la première à éprouver les effets du LSD. Elle a eu chaud, elle a eu froid. Elle a senti sa nuque s'alourdir, ses joues se durcir. Elle se plaignait..." Ces observations précises indiquent que les réactions de Hélène ont été verbalisées et consignées. Plan général sur Hélène et Jean étendus, côte à côte, de part et d'autre du manteau blanc d'une cheminée, sans qu'aucune communication s'établisse entre l'un et l'autre. Puis la caméra resserre brusquement sur Hélène qui de nouveau passe sa main sur son visage comme pour effacer un excès de sourire. Par ses mouvements brusques et contrastés, l'opérateur semble guetter chez les deux "testés" des comportements significatifs, mais il s'intéresse surtout à Hélène qui, il est vrai, a une gestuelle et des expressions plus marquées. "Puis elle a vu le tapis grouiller de serpents, les murs se déformer, les visages se rétrécir autour d'elle." Sa respiration s'entend, accentuant sa présence à l'image alors qu'elle reste mutique. Gros plan sur Jean : "Jean, ensuite, a vu le plafond couler comme si le plâtre n'était pas pris. Puis il s'est cru au bord de la mer. C'était merveilleux, puis c'était la tempête." Jean se recroqueville sur le fauteuil dans lequel il s'est installé, adopte une position fœtale. Retour sur Hélène, alors qu'il n'est plus question d'elle dans le commentaire, qui renverse sa tête en arrière, appuyant sa nuque au sommet du dossier. Une expression d'extase envahit son visage, comme si, au terme d'une légère résistance qu'elle cherchait elle-même à forcer, elle s'abandonnait enfin.
Un style qui combine reportage et cinéma expérimental
D'une manière générale, sur tout ce début de séquence, il est frappant de voir que la réalisation combine les registres du reportage, avec son filmage caméra à l'épaule qui s'ajuste au déroulement imprévisible de l'action et son commentaire qui en décrit le décrit, et du cinéma expérimental avec des plans contemplatifs brusqués par des raccords brutaux et l'adoption régulière d'angles ou de valeurs de plans originaux. Nous pouvons penser à ce sujet au Cassavetes de Faces (1959) ou au Warhol des Screen Tests (1966) pour cette traque du visage, en tant que vecteur d'expression à déchiffrer et paysage à admirer. (05:02)
Le commentaire dit par la femme rappelle que, quatre heures plus tôt, Jean et Hélène ont ingéré un sucre imbibé de 250 millionièmes de gramme de LSD. Hélène éclate franchement de rire, Jean émet des grognements. "Maintenant, ils délirent chacun de son côté." Hélène se tient les tempes, reste silencieuse en regardant devant elle avec une expression apaisée. Jean sursaute : "Qu'est-ce qui grince à côté de moi ?" Le commentaire explique qu'il fait allusion au magnétophone qui tourne. Sonnerie de téléphone, il dit qu'il va répondre, mais au plan suivant, il reste debout sans appareil. Les plans se succèdent sans aucun souci de raccords narratifs, mais comme des notes d'observation mises bout à bout. De même, les sons ne raccordent pas forcément avec les images, sons et images sont conservés parce que significatifs d'un état, sans souci d'une synchronisation convaincante. Par ailleurs, quand Jean est isolé dans le champ, Hélène se fait souvent entendre, ou bien c'est l'inverse, afin de les maintenir réunis dans l'esprit du spectateur.
Le LSD les rapproche
Jusqu'à présent, l'un et l'autre se présentent comme des monades, uniquement affairés aux sensations qui les submergent. Un bref instant, Hélène regarde Jean, pour la première fois elle tient vraiment compte de sa présence. Puis chacun revient à sa propre expérience de la substance. D'un air préoccupé, Jean regarde devant lui avec fixité, puis il revient s'étendre sur le sofa. Il exprime alors une grande satisfaction, comme un enfant qui se prépare pour une bonne sieste. La respiration de Hélène redevient forte dans la bande-son, alors qu'elle se tient les épaules comme si elle frissonnait. Elle pousse un "oh !" équivoque alors que sa tête roule à nouveau sur le dossier du fauteuil. La caméra resserre sans pudeur sur son visage aux yeux fermés, aux lèvres entrouvertes. "Hélène croit voir bouger un poisson d'argent". Elle se lève et d'un pas hésitant, montrée en plan d'ensemble, elle contourne le sofa où Jean est toujours étendu, pour chercher sur le guéridon installé derrière, un objet qu'elle saisit et ramène avec elle. La caméra qui fait le point à ce moment-là sur l'objet ne permet pas de l'identifier. Elle revient à sa place, se rassied en le posant sur ses genoux. Cut, elle l'a rejoint sur le sofa, ils se tiennent la main. Gros plan insistant sur leurs mains qui se serrent et se caressent avec passion et tendresse. "Le LSD les rapproche. Ils vont délirer ensemble jusqu'à la fin. Ils sont emportés par la drogue, annihilés." Jean reste prostré, le visage couvert par sa main, poussant régulièrement des "Ah !". Sa voix en léger accéléré revient : "À la fin, je ne sens plus du tout mon corps... Là, je ne sais plus du tout où je suis... " Hélène est beaucoup plus mobile, elle se love sur les coussins, se redresse. Comme la caméra continue de montrer ses traits en gros plan, elle révèle des instants où elle paraît se ressaisir, revenir à la lucidité, avec une expression moqueuse, comme si elle s'amusait de la situation. Mais l'un des plans ultimes, comme un acmé de la séquence, montre son visage en contre-plongée, les cheveux qui se rabattent en désordre sur son cou blanc qui se détend. Une de ses mains s'en approche comme un animal, en frottant sur le tissu du dossier, elle porte alors un doigt à sa bouche. Retour sur Jean qui a pris un air souffreteux. Cut, noir. (10:07)
Retour sur expérience
Hélène et Jean, assis côte à côte. Leur attitude contraste vivement avec celles qu'ils ont adoptées dans la séquence précédente, quand ils étaient sous influence. Le fait qu'ils soient dans le même décor et habillés de la même manière accentue ce brutal changement dans leur comportement. En commentaire, une voix de femme, la même que la voix de la séquence précédente, leur pose des questions. Elle contextualise en indiquant que la séquence présente est tournée une semaine après celle de la prise de LSD. "Vous venez d'en voir le film, quelle impression avez-vous eue ?" La caméra resserre sur Jean qui affirme qu'en revoyant les images, il a l'impression d'avoir eu affaire à des personnes qui lui sont complètement étrangères. "Des acteurs", renchérit Hélène avec un sourire. Néanmoins, ils se souviennent tous deux de l'expérience avec précision. Ils avaient très peu entendu parler du LSD auparavant et n'avaient pas conscience de sa dangerosité. Ils ont déjà essayé la marijuana, mais affirment qu'elle n'a pas eu d'effet sur eux. Jean : "Je suis venu avec l'idée que l'utilisation de la drogue demandait de la part du consommateur une complicité, il devait pouvoir l'amplifier à sa volonté." Hélène répond qu'elle a voulu faire ce test parce que des amis le lui en avaient parlé, et "par curiosité". Depuis le début de cet étrange entretien, les deux protagonistes, quoiqu'assis l'un à côté de l'autre, ne communiquent pas, répondent tour à tour sans s'interrompre, sans prendre l'initiative de renchérir sur la parole de la journaliste. Hélène affirme ne pas avoir eu peur en venant pour le test. "Une certaine appréhension pour moi", répond Jean. "Moi, pas du tout", insiste Hélène. Les personnes de l'équipe de tournage étant considérées comme "amies" ont mis Jean en confiance. Hélène n'en parle pas. Elle dit avoir le goût du risque. Ils déclinent leur âge et leur profession : Jean, 43 ans, Hélène, 24 ans, tous les deux travaillent sur "la retouche de publicité". Ainsi, c'est au sein des métiers en pointe dans les années soixante, celles qui impliquent particulièrement les enfants de cadres, que le recrutement s'est fait. À la journaliste qui leur demande si la prise de LSD a enrichi le champ de leur perception, elle répond : "Oui, tout de même. Beaucoup, même". Il ressort de cet entretien, par les réponses autant que par les images, qu'Hélène est satisfaite d'avoir tenté une expérience pour laquelle elle était pleinement motivée, de même qu'elle considère que ses contenus mêmes lui ont apporté des connaissances. Elle paraît détendue, ses affirmations sont nettes. Jean, lui, paraît préoccupé, comme s'il n'avait pas contrôlé comme il l'aurait désiré son implication dans le test, et comme s'il ne parvenait pas à en tirer un réel profit.
Un souvenir agréable ?
Hélène ne pourrait pas écrire ce qu'elle a éprouvé, "peindre si je savais peindre à la rigueur, et encore faut-il le faire très vite parce que ça s'oublie". Elle a jugé l'expérience "agréable", reprenant le mot de la journaliste (qui le lui a donc suggéré), mais ne la referait pas. Elle garde le sourire, comme pour laisser imaginer qu'il n'est pas exclu qu'elle puisse penser un jour le contraire. La caméra serre sur son visage, retrouve la valeur de plan sur laquelle elle se fixait quand Hélène traversait les moments les plus intenses de son délire. Jean avoue que pour sa part, l'expérience a "dans l'ensemble" été désagréable. Il ajoute : "Je pense que chacun doit réagir d'une façon différente à la drogue". Jean et Hélène disent avoir ressenti un malaise physique pendant les heures qui ont suivi, 24h chez Jean, 48h chez Hélène. Jean a ressenti "de l'anxiété", Hélène une sorte de "dépression" (là aussi le mot est suggéré par la journaliste). "Est-ce que vous auriez pu partir plus loin, plus fort, s'il n'y avait pas eu des témoins ?" demande la journaliste." Hélène, très affirmative : "Ah oui, absolument." Elle était rassurée de sentir des présences autour d'elle pour l'en empêcher. Jean ajoute : "Oui, ça doit être terrible de prendre cette drogue seul." L'anxiété qu'il exprime paraît être rétrospective, intimement liée au sentiment de ne pas tout à fait apprécier de s'être prêté à cette expérience qui l'a dépassé. "Vous vous sentiez en danger ?" Il répond : "Oui, on n'a plus de volonté. On ne sait pas ce que la drogue va vous faire faire. Pour moi, c'était terrible. Pendant toute l'expérience, j'ai essayé de me contrôler, de contenir le plus possible les effets de la drogue." Il se sentait irresponsable, prêt à faire un geste comme jeter une bouteille à travers la pièce. Hélène, elle, dit qu'elle n'a pas éprouvé de "sentiment violent" de ce genre.
Comme au bord de la mer, mais pas "le bord de la mer"
Pour Jean, Hélène a eu des "visions concrètes" alors que chez lui, c'est resté "très abstrait". Il a quand même vu des "feux d'artifice avec des couleurs absolument extraordinaires", se corrige en disant que les feux d'artifice étaient ce qui était le plus près de ce qu'il avait vu. "Pendant un moment, je me voyais comme au bord de la mer. Ce n'était pas non plus "le bord de la mer." Ce qui lui était pénible était la sensation contrainte. Pour se faire comprendre, il prend l'image d'un tour de balançoire : si de soi-même on fait le mouvement, ce peut être plaisant, mais si son est attaché dessus "ce n'est plus tellement drôle". À Hélène, la prise a procuré du plaisir. "Les couleurs sont très belles, on voit ce qu'on veut voir. Ça dépend de l'imagination, si on veut voir des fleurs, on voit des fleurs. Il suffit de le vouloir, c'est l'impression que j'ai eue." Elle est prête à recommencer, sans toutefois chercher d'elle-même à se procurer de la drogue (elle ne dit pas "LSD"). "Malgré les deux jours de malaise ?" Elle sourit, répond : "Non, pas malgré. Sans" Cut, noir. (18:52)
L'analyse du professeur : une mise en garde sur "l'après"
Un homme assis sur un fauteuil de bureau, vêtu strictement. En off, une voix l'appelle "Monsieur le professeur" sans donner son nom. Interrogé sur ce qu'il a à dire après avoir vu le reportage, il répond qu'il souhaiterait revenir sur les "observations faites par les sujets eux-mêmes après que les effets illusionnels ou hallucinatoires ont disparu : c'est ce malaise qui les a poursuivis pendant plusieurs jours." Il voudrait insister dessus, alors que, lorsque le sujet de la prise de drogue est abordé, d'autres questions surviennent qui ont trait à ses effets : est-ce que le sujet croit réellement à ses visions, est-ce que son imagination fait une part des choses ? Le malaise ressenti après la fin de "la fantasmagorie sensorielle", en revanche, n'est "guère discutable". Il se fait alors "des remaniements de la personnalité, une tentative de se réadapter au monde réel qui entraînent suivant les sujets et leurs prédispositions préalables des efforts qui ne sont pas toujours couronnés de succès." Le risque est l'internement en hôpital psychiatrique. Les phénomènes peuvent se prolonger en fonction des doses prises "ou de la fragilité antérieure du sujet". Quand ces phénomènes durent, le sujet présente des signes de psychose qui peuvent tromper le psychiatre "profane". "Le LSD en particulier, semble donner lieu, suivant les doses et la répétition de ces doses, à des psychoses plus ou moins longues", dont certaines deviennent chroniques, perturbant suffisamment le sujet pour que celui-ci ne parvienne pas à retrouver un état normal.
Selon le professeur, les laboratoires qui produisaient le LSD ne sont pas responsables de la diffusion des produits actuellement sur le marché. Ceux-ci, fabriqués dans "des laboratoires clandestins", sont "moins purs et plus toxiques". Les dérivés et les usages de ces produits, d'abord uniquement en cours dans le milieu scientifique, sont devenus accessibles au grand public "depuis un certain nombre d'années". "Cette perte de tout contrôle pharmaceutique et médical pose un problème que d'ailleurs le gouvernement s'est efforcé de résoudre en réglementant l'usage médical, mais aussi par des mesures qui découlent du code de la santé publique". Ces mesures sont "sévères" parce que "le LSD et les autres produits hallucinogènes sont regardés aujourd'hui comme aussi dommageables que la morphine, l'héroïne, le haschich". Elles "donnent lieu à des poursuites pour les trafiquants, mais aussi pour ceux qui les consomment, et les mettent sous le coup d'amendes et de peines de prison qui peuvent aller loin" Sur cette dernière phrase, le professeur, qui se pose davantage comme auxiliaire de la politique de répression que comme un soignant appelé à prendre en charge celui qui est frappé d'un mal, jette au journaliste qui l'interroge un regard et un sourire éloquents destinés à appuyer la menace dont il se fait le relais zélé.
Notes complémentaires
Le sommaire de l'émission Cinq colonnes à la Une diffusée le 07 octobre 1966 à 20h35 :
Naissance d'un village : Carnoux
Film de Georges Brassens
Le Bac : 50 % recalés
Livre blanc de Cinq colonnes : le Japon
Le LSD
Les Provos
Références et documents externes
Contributeurs
- Auteurs de la fiche : Joël Danet