introduction : rappel du caractère scientifique du film
Jingle « Sandoz présente » avec le graphisme original de la marque sur fond bleu. Le générique se déroule sur un fond gris perle traversé de taches blafardes (représentation d'une intériorité obscure et confuse?) Puis un texte : « Un schizophrène m'a légué le texte authentique de son délire. La caméra est ici son regard... » - D. J. Duché, le pédiatre qui a collaboré à l'écriture du film.
Dans la peau d'un désespéré
En effet, tout le film consiste en des plans en caméra subjective, comme si le spectateur découvrait le monde extérieur depuis la perception du malade, mais aussi l'intériorité de celui-ci, c'est-à-dire les visions mentales qui s'imposent aux impressions visuelles. Plan large d'un intérieur mansardé en désordre. Nous découvrirons dans la suite du film, selon les autres aspects qui nous en sont montrés, qu'il s'agit du logement et de l'espace de travail du protagoniste qui est artiste. Les fenêtres ouvertes donnent sur la nuit. Une lampe de bureau dépassant du bord-cadre supérieur éclaire des murs, un plafond et des poutres peints en blanc et, au premier plan, un bureau couvert d'un vrac de feuilles sur lesquelles reposent des cendriers. Des mains apparaissent dans le champ, l'une d'elles tient un micro relié à un magnétophone qu'elle tend en direction de l'objectif. Ce plan annonce l'un des axes de la mise en scène du film : tout ce qui est montré tient à un point de vue subjectif comme si nous étions projetés dans le personnage dont nous faisons la rencontre, dont nous découvrons le « dérèglement des sens » dont il est l'objet. Une voix atone déclame : « Froid... froid... froid... sur les ruines des rêves où se défigure l'univers. Quand l'esprit craque de silence au carrefour des vents noués et d'extrême fatigue. Déserts immobiles, désert étouffant, désert assourdissant. » Monologue scandé qui invite à être transcrit ainsi :
Froid... froid... froid... sur les ruines des rêves où se défigure l'univers
Quand l'esprit craque de silence au carrefour des vents noués et d'extrême fatigue
Déserts immobiles, désert étouffant,
Désert assourdissant
Il est évident qu'il s'agit de poésie, c'est-à-dire d'un art de disposer les mots pour approcher de l'indicible. Le témoignage tend ici vers le style, dépasse le simple récit d'une expérience morbide. Tout le reste du commentaire est du même registre. Nous pensons à Antonin Artaud qui, en cherchant à exprimer au plus sa souffrance psychique au moyen des mots, a contribué à changer notre rapport au langage, comme si celle-ci en était le prix nécessaire.La main pousse l'interrupteur du micro pour l'éteindre puis appuie sur différentes touches du magnétophone. La machine arrête l'enregistrement, fait rembobiner la cassette puis diffuse le monologue que nous venons d'entendre, avec la voix compressée par l'enregistrement. Le tintement des cloches au-dehors s'ajoute en bruit de fond.
La mort en ce miroir
Pour le plan suivant, l'axe a pivoté à 90°, le point de vue est depuis le lit installé à côté du bureau, et les jambes allongées qui émergent du bord-cadre inférieur nous rappellent que ce point de vue est subjectif. Le jour éclaire à présent le logis, la nuit a passé mais il semble que la situation n'a pas évolué, laissant deviner que de longues heures d'insomnie ont précédé ce moment. Une main tient un miroir rond dans lequel se reflète le visage d'un jeune homme, encadré de boucles noires, au regard de braise, aux traits fins mais tirés, figés par la fatigue et l'anxiété : « Le vide est mon miroir, la mort est ma compagne, je gis, je ne suis plus rien de moi... » Dans Le horla de J. D. Pollet, réalisé en 1966, le vide est dans le miroir, c'est-à-dire que celui-ci ne reflète plus le sujet, alors qu'ici, le personnage colle à son image, ou ses images, que lui renvoient les miroirs qu'il interroge avec obsession. Il semble que de cette façon, le reflet absent dans Le Horla signale que la mort a déjà fait son oeuvre, alors que dans Autoportrait..., la mort est encore tenue à l’écart, quoiqu’en point de mire. Le reflet démultiplié exprime une solitude absolue qui rend l'existence impossible : je me rencontre partout où je vais, je me cogne contre moi, je n’atteins plus l’intersubjectivité. Comme s'abaisse la main qui tient le miroir, celui-ci ne reflète plus le visage du personnage mais le plafond blanc qui le surplombe. À remarquer que le plan est désaxé, comme de nombreux autres plans d'intérieur dans le film (dans la salle de bains, dans la pièce de séjour) : le personnage a perdu son aplomb. Autres miroirs : celui que l'homme tend encore vers son visage au-dessus du clavier d'une machine à écrire, ou celui de la salle de bains où nous voyons son reflet, torse nu, porter les mains à son visage inquiet, les abaisser avec la grâce d'un danseur : c'est l'art de Clémenti qui rend chorégraphique la gestuelle malade. « Angoisse, angoisse, harcelé, ruiné, étouffé, brisé... »
Délire
La caméra zoome sur le reflet tandis que la voix s'anime à mesure que les adjectifs qu'elle énumère gagnent en expressionnisme : « ... lacéré, désarticulé, déchiré, déchiqueté! » La caméra se met à osciller, mouvement qu'elle reprend dans la chambre alors que la bande son fait entendre un choeur grégorien qui entonne Miserere nobis, puis un autre choeur de voix mâles qui récitent une prière dans une langue orientale (au timbre, on pense à la voix des moines tibétains).En noir et blanc, images de flânerie dans un parc sous la neige. Caméra subjective toujours : plongée sur les jambes qui avancent, contreplongée sur les bras d'une statue, ourlés de neige, tendus vers le ciel blanc.
Désespoir d'un esthète
« Animée d'une vie sauvage et bizarre, la chambre qui se déforme... » retour dans l'appartement montré en panoramique. Nous en découvrons d'autres aspects : des cartons à dessins dans un portant, une table de travail supportant une machine, peut-être à graver, des tableaux accrochés aux murs. C'est un lieu de création autant qu'un lieu de vie. La manière dont il est montré, par l'oscillation de la caméra, l'inertie des objets, les lumières chiches qui l'éclairent, montre que vie et création y sont suspendues. « Envahi par cette horrible agitation où je patauge convulsivement, désespérément, je m'écroule. » Nous retrouvons le paradoxe d'Artaud (et de Fitzgerald dans La fêlure) : les mots viennent de la fatigue d'être, de la sensation même de ne plus pouvoir dire. Ils consistent en la description de cette sensation. Retour au parc, faible ardeur du soleil d'hiver que balaie la cime nue des arbres. Dans l'appartement, le personnage est cette fois habillé, pantalon et chandail, une main au premier plan portant une cigarette vers le bord-cadre inférieur. La fumée rejetée se déploie sur le mot « STOP » de l'affiche punaisée au mur que l'homme est en train de fixer.
Au bord de l'existence
« Je chavire dans l'absolue turbulence d'où mon âme s'échappe... Du plus profond de l'ultime abîme, je me regarde vivre trépané, châtré... » Cerveau et sexe blessés, l'homme est en veilleuse. « Mes mouvements se détachent de moi » : expression de quelqu'un qui se sent séparé de son corps, cf. les expressions analogues de Sartre dans La nausée ou dans son étude sur Baudelaire : par cette sensation de séparation, de non-conciliation avec la matière même de son être, l'homme est réduit à une activité mentale qui consiste à s'observer vivre, dont le seul acte est de consigner les états successifs de sa vivante impuissance. Séquences oniriques de plages et de manèges, images tournoyantes, fracas de lumières qu'accompagnent les plaintes vociférantes de Léo Ferré. Retour dans l'appartement, la caméra oscille longtemps devant le coin d'une pièce où une main vient de punaiser une photographie. Elle rejoint d'autres photographies, à chaque fois des compositions artistiques, placées sur les pans contigus de l'angle. Le nouveau cliché est pris à ras le sol couvert de lames de parquet, nous pensons à la série prise dans l'appartement de Syd Barrett, le chanteur de Pink Floyd, au moment de son premier album ( "Madcap laughs", 1968), mais aussi de l'expression publique, de la mise en scène de sa réclusion physique et mentale. D'ailleurs, la ressemblance physique entre Syd Barrett et Pierre Clémenti est frappante, de même leur personnage romantique de beau ténébreux et solaire, d'ange souffreteux, de jeune homme qui se tient au bord de l'existence et prend la pause dans le même temps.
Gravats, crevasses, bris de verre
« Des cadavres de bruits, les couleurs du suicide m'encerclent, m'agrippent, me tirent... » la caméra s'aventure dans un appartement abandonné, aux murs couverts de graffiti, au sol jonché d'éclats de verre, avec un buste de mannequin posé contre une cloison. Sur un accord surnuméraire d'orgue, comme si le joueur s'était écroulé sur le clavier, la vision pénible d'un autre buste d'homme, en cire, qu'un brasier vient liquéfier lentement: ce plan est directement repris d'un autre film de Duvivier et Didier-Jacques Duché, Le monde du schizophrène, réalisé en 1961, lequel, par sa structure et son principe d'association d'images mentales, annonce celui-ci. Le champ devient noir, sauf un rectangle de lumière sur le bord supérieur, dans lequel s'inscrit l'homme, plus ravagé que jamais, qui se couvre les oreilles pour se protéger du hurlement de l'orgue – mais n'est-ce pas dans sa tête que celui-ci est en train de jouer? Une nouvelle lumière éclaire tout le champ, on comprend que nous étions entrain de voir son reflet dans le miroir de la salle de bains. « Un étau visqueux écrase mon cerveau déraciné qui se lézarde ». L'homme saisit un rasoir électrique dont le bruit est remplacé par celui d'une perceuse en action. Raccord sur la façade d'immeuble perforée par Gordon Matta Clarke pour son oeuvre « Intersection conique » réalisée aux abords du chantier du musée Beaubourg : l'entreprise consiste à prendre l'habitation comme une matière sculpturale. Plan incliné de la plaque de verre qui recouvre un flipper, dans laquelle se reflète le visage du personnage. Avec un raccord son du choc des billes contre les plots électrifiés, nouveau plan de l'appartement où des objets énigmatiques où ont été disposés. « Un cri brisé m'atteste. » Retour au miroir de la salle de bains, encore le motif de la dépossession de soi : « Étranger à moi-même, je sens que peu à peu, de sa réalité mon être se décolle. » L'homme interroge son visage en adressant à son reflet un regard incrédule et en pinçant la peau de ses tempes. Le bout de ses doigts emporte une fine pellicule translucide. Musique de harpe indienne, flashes lumineux sur le personnage et un autre homme qui fixent l'objectif, vus en plan rapproché. L'autre homme apparaît ensuite dans l'encadrement d'une fenêtre de l'immeuble en face du sien : hallucination sur l'être aimé et disparu, ou quitté, ou qui l'a quitté?
Lassitude de soi
De nouveau le visage du personnage qui se reflète, cette fois dans la petite glace du salon, il crache sur son reflet, le glaviot qui se répand sur la surface polie déforme les traits de celui-ci. Voix plus sourde et lasse que jamais : « Oh, je me sens si vieux, si lourd et si amer de ne pas être reconnu. » Voilà une seconde piste pour expliquer son état : à l'évocation d'une histoire d'amour finie s'ajoute l'allusion à un sentiment d'échec social, probablement lié à l'ambition artistique. Le film n'insistera pas davantage, ni sur un point ou sur un autre, laissant le spectateur dans l'ignorance de la cause, ou des causes conjuguées, de la dépression qui lui est si précisément relatée. À nouveau, plongée sur les jambes qui avancent vite, cette fois sur un chemin de terre jonché de feuilles, puis, à la même allure, sur les lames de parquet d'un appartement vide. Nous comprendrons plus loin que c'est le sien qu'il a débarrassé de ses affaires : « un lieu déserté par l'attente même ». Mouvements frénétiques de la caméra sur le banc circulaire d'un parc, le transformant en motif abstrait d'art cinétique, sur une musique mécanique accélérée. « Le délire se fige, la souffrance glisse... J'échoue sur le fumier de la mort. Étranglé par l'ennui, le silence m'étreint, je ne suis plus que l'ombre de moi-même. »
Délire 2
La tête prise dans un casque (de boxeur?), et les mains de gants il se considère dans un miroir au cadre ouvragé. À noter que tous les miroirs qu'il affronte sont de petite aille, ne laissant voir de lui-même qu'une image partielle. Succession de portes qui s'ouvrent sur d'autres portes, figure classique de l'art vidéo et plus tard du clip. Be-bop torturé quand l'homme approche son visage au plus près du miroir, retour au début du commentaire : « Froid... froid... Désert immobile, désert étouffant. » Long travelling dans l'appartement nu. Vues d'un cimetière à travers des croisillons d'acier; Léo Ferré chante : « La mort est la sœur de l'amour... », un homme au visage chaussé de lunettes noires tend une croix vers l'objectif. Celle-ci gît dans l'herbe. Au-dessus deux pieds nus en suspension pour suggérer une pendaison. « ... Si lui ne vient pas, elle reviendra toujours. »
La mort , une fin nécessaire
Retour au miroir de la salle de bains dans lequel l'homme observe son visage à présent parcouru de lignes brisées, comme les ébréchures d'un vase qui est tombé. Le bruit d'un cœur qui bat, travelling qui frôle une fenêtre ouverte, un cri et plongée tournoyante sur le sol de la rue, cinq étages plus bas. Le suicide est accompli, sans que, tout le long du film, une autre issue ait été entrevue.
Fonds Eric Duvivier code 464.