En 1917, la population se retrouve affaiblie par quatre années de guerres et de privations, une situation que la guerre civile, la famine et les épidémies ne font qu’empirer. Entre 1918 et 1920, par exemple, on estime entre 16 et 23 millions le nombre de malades du typhus, dont 3 à 5 seraient décédés. Dès l’origine du régime se met en branle un hygiénisme utopique, mêlant aspects physiques, intellectuels et moraux : une vie ordonnée doit façonner des corps sains et des citoyens heureux, politiquement éduqués, productifs. (Tricia Starks, The Body Soviet. Propaganda, Hygiene and the Revolutionary State, Madison, University of Wisconsin Press, 2008, chap. 1 : « Revolution. Destruction, Cleansing and Creation », p. 12-36.)La force du corps crée censément un équilibre qui permet à l’individu d’effectuer le choix rationnel du socialisme, et aussi attester les succès de la révolution. L’ensemble du système d’éducation populaire se voit mis à contribution pour faire la propagande d’un nouveau style de vie gouverné par la propreté (logement et travail, vêtements et alimentation), inséparable d’un comportement irréprochable et modèle. Les hygiénistes sociaux concentrent leurs attaques contre les « maladies sociales ». Sous leur influence, les films d’éducation sanitaire insistent sur l’enjeu sexuel (syphilis, avortement), la tuberculose (maladie du prolétaire urbain par excellence, en particulier dans la Russie d’après la guerre civile), et l’alcoolisme, relié lui à la superstition.
Le vénérologue Fridland note dans son best-seller de 1927 sur la syphilis que des milliers de tracts et de brochures n’ont quasiment rien changé, même à Moscou. (L. S. Fridland, Za zakrytoj dver’ju. Zapiski vrača-venerologa, Paris, 1927, p. 105. Cité par F. L. Bernstein, cf. note suivante.)En l’absence des microscopes nécessaires au dépistage scientifique, c’est sur l’observation du docteur que repose la plupart du temps le diagnostic. (Cette médecine de proximité nourrit les Carnets d’un jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov (Gallimard, Folio Bilingue, 2012)). En cette matière plus qu’en aucune autre, le secret médical se trouve repoussé par l’intrusion étatique dans la vie intime et la santé de ses citoyens. (Frances L. Bernstein, “Behind the Closed Doors. VD and Medical Secrecy in Early Soviet Medecine”, in F. L. Bernstein, C. Burton, D. Healey (eds), Soviet Medicine, p. 93-110.) Le ministre Semachko lui-même plaide pour son abolition complète et voit dans son maintien par des médecins inquiets de la réaction de leurs patients l’un des nombreux restes d’habitudes anciennes – en voie supposée d’éradication. Le nouveau code de la famille de 1926 contraint par son article 132 les futurs époux à se déclarer leurs problèmes de santé ; un décret de 1927 autorise les agents de santé à contrôler tout individu susceptible de porter une maladie contagieuse.
À Leningrad, en septembre 1926, l’affaire de l’allée Tchoubarov (Eric Naiman, Sex in Public. The Incarnation of Early Soviet Ideology, Princeton University Press, 1997, p. 250-288) déchaîne le scandale. Certains des 40 violeurs de la jeune Lioubov B., torturée des heures durant, sont des membres du Komsomol, censés exemplaires, mais au contraire débauchés. Ce qui choque est que ce ne sont pas de jeunes communistes ruraux, mais ceux de la capitale révolutionnaire, jeunes ouvriers de l’usine Kooperator. La campagne de presse, très virulente, ne lésine pas sur les détails les plus sordides rappelant le goût gothique d’un Eugène Sue et s’acharne contre le « tchoubarovisme ». Les éditoriaux de Smena assimilent sans hésiter le « hooliganisme » à une maladie infectieuse qui doit être éradiquée. À l’issue d’un procès public où ce périodique publié par le Komsomol se porte même partie civile, la justice prononce 7 peines de mort, et inflige 10 ans de prison à trois coupables, huit années à trois autres.
Les films sur la syphilis, l’hygiène maritale et les comportements sexuels, d’origine étrangère comme Oserons-nous nous taire (Oswald, Nero-Film, 1924) ou soviétique comme La Vérité de la vie (N. Karin, Goskino, 1925) rencontrent un large succès public. Il s’explique moins par la réponse des spectateurs aux stimuli de la propagande d’État que parce que les films abordent des sujets légers, voire grivois. Il n’empêche que le goût du public permet, au prix de certains compromis avec la morale soviétique, de toucher de larges couches de la population.