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De Medfilm



Jeudi 10 novembre 2016
Syphilis et cinéma
Les historiens redécouvrent aujourd’hui les films de propagande antivénérienne du début du 20e siècle. Produits par des officines d’État (p. ex. en France l’Office national d’hygiène sociale), ces films s’adressent généralement à des groupes de population précis (les soldats, les ouvriers, les femmes, etc.).

À une époque où la syphilis était considérée comme un fléau social, contre lequel les remèdes traditionnels (thérapie mercurielle) et les découvertes nouvelles (chimiothérapies, dérivés arsenicaux) restaient peu efficaces, les films de propagande anti-syphilitique ont constitué une arme prophylactique moderne, originale et percutente.

Issue d’une journée d’études Syphilis et cinéma, cette page web propose six analyses et commentaires croisés par des littéraires, historiens, médecins et responsables de santé publique, de trois films anti-syphilitiques de 1918/19. Redécouvrez ainsi ces étonnants films muets en noir et blanc, qui motivent une riche réflexion sur l’histoire de la prophylaxie, sur le statut des maladies sexuelles dans la société, et sur les représentations idéologiques qui peuvent motiver des politiques de santé publique.

Un fléau social
En 1854, dans son traité Des Métamorphoses de la syphilis, le médecin avignonnais Prosper Yvaren appelle « la société toute entière [à] réunir ses efforts pour écraser ce grand destructeur, cette mort chronique de la race humaine ». À ses yeux, « nul gouvernement n’a osé encore évoquer cette question de la syphilis au grand jour [et] l’élever à la hauteur d’une question d’hygiène publique, de salut social ! Loin de là, on se garde d’en prononcer le nom. » De fait, si à l’époque la syphilis est largement considérée comme un fléau social, elle est aussi une maladie secrète, honteuse, parce que sexuellement transmissible. Ceux qui étaient atteints préféraient bien souvent se taire, quitte à propager la contagion. Quant à ceux qui se décidaient à voir un docteur, poussés par l’inéluctable progression des ravages dans leur organisme, ils devaient endurer les souffrances additionnelles d’une cure mercurielle longue et rarement efficace. Les charlatans étaient nombreux, qui vendaient de soi-disant traitements végétaux, indolores, rapides et discrets. En 1919 encore, le Dr Lucien Jame, de la Faculté de médecine de Lyon, regrettait que le public ne soit « renseigné sur les maladies vénériennes que par la quatrième page des journaux quotidiens et les papillons multicolores affichés dans les urinoirs donnant l’adresse de spécialistes et d’officines plus que douteux ».
Le cinéma de propagande antisyphilitique
Or au début du 20e siècle, les responsables de ce qui devient dans les état-nations une engagement biopolitique pour la santé publique découvriront un allié novateur et fascinant pour diffuser des messages de prophylaxie : le cinéma. Le film sanitaire, subventionné par des officines d’État ou par l’administration militaire, connaîtra même un âge d’or dans l’Entre-deux-guerres. Partie prenante de ce que les historiens désignent comme le premier cinéma, un cinéma ou le film lui-même fait curiosité, puis devient un film de curiosités (Gaycken), le cinéma est un élément magnétique des foires d’attraction et des spectacles populaires. Dans la deuxième décennie du 20e siècle le cinéma engage une transition vers sa sédentarisation et une ascension sociale. Ainsi, les trois films analysés ici témoignent encore de l’origine du cinéma et sont en même temps représentatifs de sa professionnalisation et de sa métamorphose vers son statut de septième art. Les films analysés ici sont d’abord nés d’une commande publique en contexte de conflit militaire pour un besoin d’information spécifique. Les films sont d’abord projetés selon les traditions du cinéma itinérant dans des camps de formation militaires, des casernes, des préprogrammes de séances cinématographiques pour militaires ou par des associations de lutte contre la syphilis. Néanmoins, les trois films engagent ensuite une carrière d’après-guerre où leur (ré)utilisation est complétée par des projections dans des programmes des salles et « palais » de cinéma (movie theatres) naissants des années 1920. Trois films issus du cinéma de propagande antisyphilitique au sortir de la Première Guerre mondiale sont ici commentés : On doit le dire (France, 1918), Geschlechtskrankheiten und ihre Folgen (Deutschland, 1919) et End of the Road (USA, 1918).
Cette veine cinématographique est à la recherche de ses propres codes de communication. Il s’agit à la fois de documenter et de narrer. Dans On doit le dire et Geschlechtskrankheiten und ihre Folgen, la documentation des atteintes du mal passe par une complicité entre le cinéma et la science, contribuant ainsi à une forme de poésie visuelle des vues micrographiques. Dans End of the Road, la narration est davantage de nature biographique : l’instruction morale passe par la présentation de personnages auxquels les spectateurs pourront s’identifier.


Christian Bonah Professeur de SHS en médecine, Université de Strasbourg / SAGE

De fait, qu’ils s’adressent à des soldats ou, comme c’est le cas d’End of the road, à un public féminin car ce film est destiné à la prévention auprès d’une population de « charity girls » aux abords des « training camps » américains (Laukoetter ; Posner), ces films poursuivent un but commun : exposer aux spectateurs les conséquences de la syphilis pour les détourner des comportements à risque. À ce titre, ces films reprennent de canevas ou des épisodes observables par exemple dans la poésie antisyphilitique du 19e siècle. C’est le cas de la visite à l’hôpital des vérolés, une scène topique censée confronter les jeunes gens aux possibles conséquences de leurs actes.


Alexandre Wenger Professeur, UniGe/IEH2

Innovation et classicisme
Ce cinéma « scientifique » est innovant du point de vue de sa forme : On doit le dire alterne par exemple des images filmées et des séquences de dessin animé produites par Marius O’Galop, artiste reconnu du Paris Belle-Époque. Plus encore, la micrographie relève de la prouesse technique : la séquence au cours de laquelle on voit les spirochètes de la syphilis s’agiter sous un microscope à fond noir était révolutionnaire ! Cette séquence, réalisée en 1909 déjà par le Dr Jean Comandon, montre en réalité des bactéries dans la cornée d’un lapin atteint de kératite syphilitique. On doit le dire n’est qu’un des nombreux films dans lesquels elle sera insérée, sans que son origine animale ne soit jamais précisée. Mais ces « fictions utilitaires » entrent également en dialogue avec le cinéma mainstream de l’époque. La mise en scène du visage et la manière tout en retenue de rendre les émotions par l’héroïne de End of the road, là où d’autres théâtralisent à l’excès, porte ainsi l’empreinte du premier cinéma hollywoodien.


Joël Danet Ingénieur de recherche - Laboratoire SAGE, Université de Strasbourg

Dans la majorité de ces films, les personnages restent néanmoins stéréotypés et le conseil sanitaire véhiculé est de structure binaire: souvent, deux héros (ou deux héroïnes) sont présentés en contrepoint, l’un qui se soumet aux directives d’un médecin officiel et qui sagement attend (quelques années !) avant de se marier, l’autre qui consulte éventuellement quelques charlatans et dissimule son état. Le premier est généralement guidé par un mentor : médecin civil ou militaire, grand frère, etc., tandis que le second est en proie à une tentatrice. La prostituée, vecteur tout désigné de la contagion, est omniprésente et représente la méchante de l’histoire. À l’opposé, la mère de famille et les enfants apparaissent comme les victimes innocentes.


Anita Gertiser KUKO - Dozentin, FHNW/HT

De la syphilis aux IST
Le cinéma antisyphilitique montre à quel point les maladies vénériennes d’hier dépendent d’un imaginaire de la maladie, d’une morale familiale, mais aussi de considérations politiques, démographiques et idéologiques : car ces films sur la sexualité servent aussi à valider un ordre social. Or par contraste ils mettent également en évidence nos propres a priori et présupposés contemporains face aux IST. Mais le contraste est-il si marqué ? L’incrimination de la prostituée dans On doit le dire, le fait que le porteur de la maladie soit un ouvrier dans End of the road, dessinent les contours d’un « mauvais malade » que l’on peut retrouver dans les débats d’aujourd’hui autour des trithérapies du VIH ou des revendications LGBT


Steven Derendiger Spécialiste en santé sexuelle, chef de projets / Office Fédéral de la Santé Publique

Les films antisyphilitiques permettent un dialogue entre le passé et le présent qui intéresse tout autant les infectiologues et les spécialistes des IST, confrontés aujourd’hui au progressif retour de la syphilis dans nos sociétés, alors même que l’emploi triomphal de la pénicilline avait semblé nous en prémunir. Dans nos sociétés, la transmission materno-fœtale et les syphilis congénitales touchent essentiellement des personnes qui arrivent en Europe en provenance de pays à ressources limitées et où la prévalence des IST est élevée.


Laurence Toutous Trellu Privat Docent Docteur, médecin adjoint agrégée / HUG / Service de dermatologie et vénérologie

À travers les films de propagande antisyphilitique, le passé se présente comme une ressource pour penser le présent et éventuellement agir sur lui. Autant pour les cliniciens que pour les historiens, ces films sont des révélateurs du temps présent.



Alexandre Wenger (UniGe)
Christian Bonah (UniStra)

Pour en savoir plus
- Bonah, Christian, Cantor, David, Laukötter, Anja, Communicating Good Health. Rochester : Rochester University Press, 2017 (forthcoming).

- Cabanès, Jean-Louis, “Invention(s) de la syphilis”, in Romantisme, 94 (1996), 89-109.

- Cavaillon, André, “The Cinema and the Campaign Against the Danger of Venereal Diseases”, in Review of Educational Cinema/Revue Internationale du Cinéma éducateur (1931), 789-795.

- Colwell, Stacie A., “The End of the Road: Gender, the Dissemination of Knowledge, and the American Campaign Against Venereal Disease During World War I”, in Paula Treichler(ed.), The Visible Woman: Imaging Technologies, Gender, and Science, New York, NYUP, 1998, 91-129.

- Corbin, Alain, “Le péril vénérien au début du siècle : prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale”, Recherches 16, 29 (1978), 245–283.

- De Pastre, Béatrice, “Des armes pour la propagande hygieniste”, in Béatrice De Pastre, Thierry Lefebvre (dir.), Filmer la science, comprendre la vie. Le cinéma de Jean Comandon, Paris, CNC Édition, 2012, 424-439.

- De Pastre, Béatrice, Lefebvre Thierry (dir.), Filmer la science, comprendre la vie. Le Cinéma de Jean Comandon, Paris, CNC Éditions, 2012.

- Eberwein, Robert, Sex ed. Film, Video, and the Framework of Desire (New Brunswick 1999).

- Gaycken, Oliver, Devices of Curiosity : Early Cinema & Popular Science, New York, Oxford University Press, 2015.

- Gertiser, Anita, Falsche Scham. Stategien der Überzeugung in Aufklärungsfilmen zur Bekämpfung der Geschlechtskrankheiten (1918-1935), Göttingen, V&R Unipress, 2015.

- Kuhn, Annette, Cinema, Censorship, and Sexuality, 1909-1925, London & New York, Routledge, 1988.

- Lashley, Karl Spencer, Watson, John Broadus and United States Interdepartmental Social Hygiene Board, A Psychological Study of Motion Pictures in Relation to Venereal Disease Campaigns, United States Interdepartmental social hygiene board, 1922.

- Laukötter, Anja, “(Film-)Bilder und medizinische Aufklärung im beginnenden 20. Jahrhundert: Evidenz und Emotionen”, in K. Friedrich, S. Stollfuß (eds.), Blickwechsel: Bildpraxen zwischen Wissenschafts- und Populärkultur 50, Augen-Blick: Marburger Hefte zur Medienwissenschaft, Marburg, Schüren Verlag, 2011, 24-38.

- Laukötter, Anja, “Vom Ekel zur Empathie: Strategien der Wissensvermittlung im Sexualaufklärungsfilm im 20. Jahrhundert”, in Sybilla Nikolow (ed.), "Erkenne Dich selbst!" Strategien der Sichtbarmachung im 20. Jahrhundert, Weimar, Böhlau Verlag (Schriftenreihe des Deutschen-Hygiene-Museums), 2015, 303-317.

- Lefèbvre, Thierry, “Représentations cinématographiques de la syphilis entre les deux guerres : sérpopositivité, traitement et charlatanisme”, in Revue d’histoire de la pharmacie, N. 306 (1995), 267-278.

- Orgeron, Devin, Learning with the Lights Off: Educational Film in the United States, Oxford, Oxford University Press, 2011.

- Pernick, Martin S., “Sex Education Films”, in Isis, 84, no. 4 (December 1, 1993), 766–768.

- Posner, Myriam, “Prostitutes, Charity Girls, and The End of the Road : Hostile Worlds of Sex and Commerce in an Early Sexual Hygiene Film”, in Bonah, Christian et al., Communicating Good Health. Rochester : Rochester University Press, 2017 (forthcoming).

- Reagan, Leslie J., Tomes, Nancy and Treichler, Paula A. (eds), Medicine’s Moving Pictures: Medicine, Health, and Bodies in American Film and Television, Rochester, NY, University of Rochester Press, 2007.

- Revue Gesnerus, 72/1 (2015), n° spécial Screening Diseases. Films on Sex Hygiene in Germany and France in the First Half of the 20th Century (dir. Ch Bonah, A. Laukötter).

- Schaefer, Eric, Bold! Daring! Shocking! True!: A History of Exploitation Films, 1919-1959, Durham, Duke University Press, 1999.

- Schonlau, Anja, Syphilis in der Literatur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2005.

- Wenger, Alexandre, “Le Mal de Vénus : les médecins face à la syphilis”, in Le Magasin du XIXe siècle, 4 (2014), n° spécial Sexorama.

Page réalisée en collaboration entre CineMed et MedFilm.